Sur l’archéologie du savoir (à propos de Michel Foucault)

Qu’est-ce qui différencie une science d’une idéologie ? Cette question paraît d’un autre âge, relevant d’un scientisme suranné. Pourtant, l’idéologie dominante se nourrit constamment d’« idéologies théoriques », sédimentées à partir de démarches scientifiques ou ayant une prétention scientifique – la psychologie comportementale, l’économie, certaines lectures du darwinisme, etc. Dans ce texte de 1970, Dominique Lecourt rend compte d’un ouvrage de Michel Foucault, « L’Archéologie du savoir ». Il s’en saisit en marxiste et en disciple d’Althusser. Avec Foucault, science et idéologie se pensent dialectiquement. Les « discours théoriques » (ayant une prétention au vrai) d’une époque donnée imposent des règles et des régularités à la production scientifique, délimitant des objets de recherche, des problèmes à résoudre. Une appropriation marxiste de Foucault est dès lors possible, à condition de repérer la limite du philosophe : son incapacité à articuler son histoire des discours avec le reste de la société, l’économie, les idéologies politiques, juridiques et morales.

La fragmentation des identités LGBT à l’ère du néolibéralisme

C’est désormais un lieu commun de parler de « l’embourgeoisement » d’une partie des gays et lesbiennes. Face à cette identité lesbienne/gay traditionnelle, mise en crise par le néolibéralisme, émergent de nouvelles figures transgenres et queer. Ces évolutions méritent d’être historicisées. Peter Drucker passe ici ces transformations au crible du matérialisme historique. Des nouvelles relations butch/femme au SM, en passant par la culture « clone » et « lipstick », le postfordisme a produit une culture LGBT à la fois variée et polarisée par les inégalités sociales. Drucker en tire ici les conséquences stratégiques pour des politiques sexuelles émancipatrices.

L’Égypte : marxisme et spécificité

L’Islam dans les formations capitalistes périphériques est-il soluble dans le marxisme ? C’est ce qu’interroge Georges Labica dans cette recension détaillée de l’ouvrage d’Anouar Abdel-Malek « Idéologie et renaissance nationale ». À travers la reconstruction magistrale de l’histoire de l’idéologie nationale en Égypte par Abdel-Malek, toutes les ambiguïtés des sociétés postcoloniales à dominante musulmane sont mises au jour : l’incertitude entre la nation et la communauté religieuse, le rôle économique et militaire centralisé de l’État, la résistance unitaire à la colonisation. Au-delà d’une histoire intellectuelle de la renaissance égyptienne, de son échec et des origines du nassérisme, Labica engageait alors une discussion sur les intellectuels progressistes dans le monde arabe, leur déracinement et leur résilience. La confrontation avec Abdel-Malek révélait alors une voie de recherche féconde pour un marxisme résolument anti-eurocentrique.

Peut-on s’évader du prolétariat ?

Dans ce texte fondateur du « marxisme analytique » paru en 1983, G. A. Cohen s’attache à interroger une hypothèse canonique de la théorie marxiste, à savoir celle selon laquelle les prolétaires seraient, dans le cadre du mode de production capitaliste, forcés de vendre leur force de travail. Dans cette véritable enquête sur le sens de cet énoncé, Cohen montre la logique implacable du raisonnement marxien : s’il est impossible de s’échapper collectivement de la classe ouvrière, alors la « liberté » des prolétaires est une fiction idéologique.

Le montage comme résonance : Chris Marker et l’image dialectique

Comment rendre intelligible dans l’espace cinématographique la temporalité heurtée et contradictoire de l’histoire des luttes de classe ? Par le montage, répond ici Daniel Fairfax, qui propose d’interpréter la structure du « Fond de l’air est rouge » de Marker à la lumière des concepts d’ « image dialectique » (Benjamin) et de « montage à distance » (Pelechian).

La politique antiraciste du Parti communiste des États-Unis dans les années 1930

Le marxisme et le mouvement ouvrier sont loin d’avoir toujours donné toute sa place à l’oppression raciale. La notion abstraite de « classe ouvrière » a souvent fait écran sur les rapports d’oppression réels qui traversent le prolétariat. Cette faiblesse a parfois été surmontée au prix d’un profond travail autocritique. C’est le cas du Parti communiste états-unien qui, confronté à une classe ouvrière racialement stratifiée, a développé une réflexion théorique et une pratique politique particulièrement novatrice sur la question raciale. Loren Balhorn retrace l’histoire qui a fait du mouvement ouvrier révolutionnaire américain un véritable laboratoire de la lutte de libération noire.

Gramsci et la stratégie de la gauche contemporaine : le « bloc historique » comme concept stratégique

À quoi Gramsci peut-il servir pour la gauche ? Longtemps, on a cru voir chez le révolutionnaire sarde un penseur de « l’hégémonie culturelle », de l’importance de la « bataille des idées » pour la politique communiste. À rebours de cette vision schématique, Panagiotis Sotiris éclaire ici le sens du concept de « bloc historique ». Le bloc historique se révèle être la jonction entre la conscience et l’action, mais aussi entre les rapports sociaux économiques et les décisions politiques : c’est le moment où des forces sociales forgent un point de vue critique et scientifique sur l’ensemble de la société pour viser l’exercice du pouvoir. Sotiris s’engage dans une discussion du concept en lien avec les défis stratégiques de la gauche contemporaine. Il pose ainsi les jalons d’une politique des subalternes.

Althusser et l’opéraïsme. Notes pour l’étude d’une « rencontre manquée »

L’althussérisme et l’opéraïsme de Tronti représentent deux des tendances les plus marquantes du marxisme des années 1960. Pourtant, malgré certaines similarités, ces deux expériences théoriques se sont mutuellement ignorées, et il aura fallu attendre les élaborations postopéraïstes de Negri pour qu’elles commencent à dialoguer. C’est cependant sur un tout autre terrain que Fabrizio Carlino et Andrea Cavazzini esquissent ici un rapprochement entre Althusser et Tronti : celui du rapport entre la théorie et la pratique, dont la problématisation culmine dans la double thèse du primat des classes sur leur lutte et du caractère intrinsèquement politique de l’économie.

Harun Farocki (1944 – 2014) ou la dialectique dans les images

Harun Farocki, décédé en juillet 2014, a été une figure du cinéma expérimental contemporain. Résolument marxiste, il n’a cessé de réfléchir au pouvoir des images et à la manière de déjouer les récits qu’elles soutiennent. Thomas Voltzenlogel revient ici sur l’itinéraire de ce cinéaste. Face aux écueils d’une critique des médias prisonnière du pédagogisme, Farocki propose un autre rapport au spectateur. Plutôt que dénoncer l’emprise de la société du spectacle, il en propose un montage et un commentaire non directif, ouvrant un espace de pensée sur ce que les images disent, les unes avec les autres, sur les rapports sociaux, la guerre, la production. Un travail méconnu à découvrir.

Entretien avec François Maspero : « Quelques malentendus »

À nos yeux, François Maspero a été l’un des grands passeurs de la pensée et de l’héritage communiste et anticolonialiste de l’après-guerre. Les éditions Maspero sont une référence incontournable de l’édition critique. Elles ont été le théâtre de débats importants à l’extrême gauche dans les années 1960-1970 et ont joué un rôle pionnier sur de nombreux plans. Maspero est celui qui a publié Fanon, les écrits politiques de Baldwin, Malcolm X, le Che, des anthologies des classiques du mouvement ouvrier, la collection « Théorie » de Louis Althusser, la revue « Partisans »… Nous avons souhaité l’interroger sur son projet et les ambitions éditoriales qu’il avait à l’époque. Nous reproduisons ici ce qu’il appelle une « tentative de réponse » à nos questions.