[Inédit] Lettre à Rinascita (sur la pensée de Gramsci)

La relation de Louis Althusser à Gramsci a toujours été complexe et ambivalente. Véritable génie politique, Gramsci représentait aussi pour Althusser un véritable adversaire philosophique. L’historicisme intégral, la fusion entre la vérité et la pratique, l’ambiguïté du marxisme entre science et religion, ces éléments se situaient en opposition avec le projet althussérien. Cette lettre inédite à la principale revue communiste italienne représente un condensation éclatante de ces enjeux théoriques. Rédigée en 1967, aux temps forts des controverses théoriques chez les communistes, elle est introduite par Laurent Lévy et Panagiotis Sotiris qui en éclairent le contexte et toutes les implications dans la trajectoire d’Althusser. Cet échange marque en tout état de cause non seulement des ruptures philosophiques, mais aussi des convergences inattendues, du côté d’un matérialisme de la rencontre, attentif aux conjonctures, aux configurations complexes et au primat des rapports de force dans la lutte des classes.

Althusser et le meurtre d’Hélène Rytmann

Le meurtre d’Hélène Rytmann par Louis Althusser est une tragédie qui a trop longtemps été balayée d’un revers de main par la gauche althussérienne. L’apport de Rytmann dans la trajectoire du philosophe est honteusement ignoré. Le meurtre est entièrement mis sur le compte de la démence, et celle-ci ne fait l’objet d’aucune analyse attentive. Refusant cette posture de déni, Richard Seymour mobilise l’éthique de la psychanalyse pensée par Lacan pour relire le féminicide et l’inscrire dans un cas singulier. Loin de déresponsabiliser Althusser, la clinique s’avère être la seule approche à même de donner sens et gravité à un passage à l’acte, de pouvoir se déclarer coupable. Cette réflexion est aussi une leçon de chose sur la brutalité et l’aberration de la psychiatrisation du crime.

[Guide de lecture] Althussérisme

Le cercle restreint autour d’Althusser est trop souvent présenté comme un simple appendice de la pensée du philosophe. À l’inverse, quand des « althussériens » majeurs ont suivi leur propre parcours intellectuel, leur lien à l’althussérisme a été plus ou moins distendu, que l’on pense à Balibar, Badiou ou Rancière. Par ailleurs, au-delà du premier cercle, l’althussérisme a eu un impact bien plus diffus. Panagiotis Sotiris fournit ici quelques clés de lecture pour rendre plus palpable le programme de recherche de l’althussérisme. Celui-ci tient en deux exigences : inventer une nouvelle pratique de la politique et un matérialisme de la rencontre. Entre théorie sociale, épistémologie, théorie du discours et économie politique, l’althussérisme est une perspective qui donne toute son ampleur à la conjoncture, au primat de la lutte des classes et de la stratégie, aux situations aléatoires et à la contingence des rapports de force.

[Guide de lecture] Althusser : mode d’emploi

L’oeuvre d’Althusser n’a pas souffert d’être tombée aux oubliettes ou d’avoir été ignorée : elle a pâti du contraire, d’être une pensée « bien connue ». Or comme le disait Hegel, « ce qui est bien connu est en général, pour cette raison qu’il est bien connu, non connu ». Tout le monde croît avoir compris Althusser sans l’avoir lu, si bien que le philosophe français représente soit l’épouvantail d’un marxisme froid et scientiste, soit un monument embarrassant de la pensée des années 1960. Pour les militants, il semble souvent incongru qu’on prête encore attention à une figure si controversée et si canonisée à la fois. Face à cette confusion, Panagiotis Sotiris, militant revendiqué du courant « althussérien » de la gauche grecque, propose un véritable mode d’emploi pour pénétrer le travail d’Althusser. Éclairant les différents aspects de sa pensée, il en détaille principalement trois « moments » : une redéfinition de la pratique marxiste de la philosophie, un renouveau profond de la pensée de l’idéologie et, last but not least, une refonte stratégique du mouvement communiste, mettant l’accent sur la dictature du prolétariat et la nécessité de travailler à une politique à distance de l’État.

État, parti, transition

Quelle est l’autonomie des organisations révolutionnaires par rapport à l’État ? C’est à cette question que tâchait de répondre Étienne Balibar dans cette intervention de 1979, deux ans avant son exclusion du P.C.F. Soulignant l’aporie de Marx, qui restait celle d’Althusser, à savoir de ne parvenir à penser la transition au communisme qu’en fonction de l’alternative « parti » versus « État », il montre que les masses, et par conséquent le mouvement révolutionnaire lui-même, sont toujours déjà pris dans des rapports de pouvoir étatiques ; de telle manière que toute idée de pureté des positions antagonistes, d’extériorité radicale par rapport à l’État, est illusoire. Si la Révolution culturelle a eu le mérite de mettre à mal ces partages en montrant que le parti lui-même est dans la lutte des classes, son défaut a été de faire croire qu’il était le lieu au sein duquel toutes les contradictions devaient se résoudre. La conclusion de Balibar, au tournant des années 1980, est sans appel : la « forme parti » n’est plus synonyme d’unité du mouvement communiste, mais de crise et de division, d’où la nécessité d’une rupture prolongée dans la théorie et la pratique.

Althusser lecteur de Machiavel : la pratique politique en question

Penseur de la conjoncture, Machiavel fut le premier authentique théoricien de la révolution. Telle est, en substance, l’hypothèse althussérienne mise en lumière par Julien Pallotta dans cet article. Ayant saisi la division de la société en classes antagonistes et la position que lui-même ne pouvait manquer d’occuper dans ce conflit, le Machiavel d’Althusser se présente comme le précurseur de Marx ; comme le penseur de la fondation révolutionnaire, prolongée dans une théorie et une pratique du gouvernement. Sur ce second aspect, la réactualisation althussérienne du machiavélisme, incarnée à ses yeux par Lénine et le Parti, pose question. Comment transposer Machiavel dans une situation où l’enjeu n’est plus de « faire durer » l’État, mais de le conduire à son auto-abolition ? Au-delà de la prise du pouvoir, la rupture avec le capitalisme ne doit-elle pas passer, comme le suggérait Foucault, par l’invention d’un art de gouverner socialiste ?

Nicos Poulantzas : l’État comme champ stratégique

Lire Poulantzas est aujourd’hui une tâche qui s’impose. Théoricien marxiste de l’État largement ignoré, son apport est inestimable. Il représente la tentative la plus aboutie de penser le pouvoir politique en dehors d’une vision mécaniste. L’État n’est pas un simple « outil » des classes dominantes. C’est un champ conflictuel, où s’organisent, se recomposent, s’élaborent les stratégies du bloc au pouvoir. Il ne faut plus l’envisager comme un bloc monolithique, mais à travers la diversité de ses appareils administratifs, juridiques, culturels, éducatifs, policiers, idéologiques. Incorporant les intuitions de Foucault et Deleuze, Poulantzas nous invite à penser l’inscription des luttes populaires au coeur de l’État. Une telle perspective offre de puissants concepts stratégiques pour envisager la transition révolutionnaire. L’État ne sera pas brisé du jour au lendemain ; il y aura, de façon durable, une coexistence entre des luttes populaires et autonomes d’un côté, et des tentatives de transformation radicale des institutions de l’État bourgeois. Le dépérissement de l’État aura commencé avant le grand soir.

Althusser et Gramsci : entretien avec Étienne Balibar

De Pour Marx et Lire « Le Capital » aux textes sur Machiavel ou sur les « Appareils Idéologiques d’État », Gramsci n’a cessé de hanter les écrits d’Althusser. Revenant sur ce parcours où se croisent également les figures de Lukács, Tronti, Mao, Poulantzas et Foucault, Étienne Balibar dégage trois pistes de réflexion principales pour une politique radicale aujourd’hui : celle de l’organisation des résistances populaires autour du prolétariat, celle de la position contradictoire du parti de la révolution à l’égard de l’État, et celle de la surdétermination des conflits nationaux par l’impérialisme.

[Inédit] Althusser et l’histoire : essai de dialogue avec Pierre Vilar

Dans Lire le Capital, Althusser posait les jalons d’une discussion d’ampleur sur le temps historique. Dans un article de 1973 paru dans la revue des Annales, le grand historien communiste de la Catalogne moderne, Pierre Vilar, répondait avec brio aux exigences althussériennes : comment penser la pluralité des temps historiques et leur articulation ? Comment combiner l’analyse empirique au concept de mode de production ? Parfois tranchante, l’intervention de Vilar défend, avec bienveillance, la pratique historienne en tant que pratique théorique. Jamais publiée auparavant, la tentative de réponse d’Althusser s’inscrit dans sa trajectoire autocritique : la philosophie n’est plus le garant de la Science marxiste, mais lutte de classe dans la théorie.

Un point d’hérésie du marxisme occidental : Althusser et Tronti lecteurs du Capital

Comment faire dialoguer les interventions respectives de Tronti et Althusser dans la conjoncture théorique et politique des années 1960 ? Pour Étienne Balibar, cette question doit être inscrite dans l’histoire du mouvement ouvrier et de ses alternatives stratégiques. Là où l’œuvre d’Althusser peut être interprétée comme un dialogue avec la formulation gramscienne de la stratégie du « front unique », celle de Tronti doit quant à elle être lue comme une actualisation de la défense lukacsienne de la stratégie « classe contre classe ». Au-delà des divergences auxquelles cette alternative donne lieu – sur le statut de la critique de l’économie politique, de l’idéologie ou de la totalité – se dessine ainsi un même problème : celui des conditions sous lesquelles l’évènement révolutionnaire peut venir briser la reproduction des rapports de production.