Le concept de révolution chez Georges Labica

Quelle place accorder aujourd’hui au concept de « révolution » dans la théorie et la pratique marxistes ? À cette question, nous dit Stathis Kouvélakis, Georges Labica (1930-2009) n’aurait pas manqué de répondre : « la place centrale ». Pour ce fervent lecteur de Lénine et Robespierre, et acteur de la révolution anticoloniale algérienne, la révolution combine trois aspects (que ses contemporains, de Negri à Badiou, auront désarticulés) : elle est événement fondateur, produit d’une longue maturation politique-stratégique et création d’un pouvoir de type nouveau. Mais si la pensée de ce théoricien de la révolution comme invention permanente est intempestive, c’est d’abord parce qu’elle touche aux interdits qui pèsent de nos jours sur la gauche, toutes tendances confondues, en mettant en exergue la violence inhérente à toute irruption démocratique et en soulignant (depuis son ouvrage de 1965 sur Ibn Kaldoun) le rôle du politico-religieux dans la transformation de l’ordre existant.

Marx, Engels et le parti révolutionnaire

Dans les récits canoniques, il y a deux lectures essentielles de la pensée de Marx sur le parti, toutes deux insuffisantes. L’une, héritée des traditions léninistes, fait de Marx et Engels les précurseurs de la social-démocratie allemande et russe, puis du bolchevisme. L’autre fait de Marx un penseur presque libertaire. Dans cet article de 1978, Étienne Balibar proposait une déconstruction minutieuse, une lecture symptomale de la pensée marxienne du parti. Entre le parti comme conscience et le parti comme appareil, se lisent des points d’incompatibilité, des points aveugles, mais aussi de puissantes intuitions qui méritent d’être réactivées. Au fond, il s’agit de faire travailler la contradiction féconde entre autonomie de classe et pouvoir ouvrier, entre une nouvelle intellectualité de masse et son devenir-État.

Adresse et interpellation

Qu’est-ce que lire une image ? Pour Jean-Jacques Lecercle, répondre à la question, c’est repenser la dialectique entre le texte et le visuel. De la photographie journalistique à Fellini, en s’inspirant aussi bien de Gramsci, Walter Benjamin, que de Deleuze, Lecercle propose de décrire minutieusement l’apparition d’une idéologie, dans et par l’imbrication entre discours et image. C’est par ce procédé que l’idéologie prend corps, et interpelle ses auteurs et ses destinataires. C’est aussi de cette manière que la société, comme champ de forces et de luttes, voit chacun assigné à sa place et soumis aux mots d’ordre des forces hégémoniques.

Le paradoxe de la social-démocratie : l’exemple des États-Unis

Qui n’a jamais entendu un camarade défendre la nécessité de « travailler de l’intérieur » dans la social-démocratie ? Aux États-Unis, le débat autour de Bernie Sanders a vu se déployer une nouvelle fois cette antienne d’une partie du mouvement radical : pousser la social-démocratie sur sa gauche pour renforcer les luttes. Dans cet article devenu classique, Robert Brenner expose dans le menu détail l’impossibilité de mener une telle politique. Il dégage ainsi des dynamique structurelles du réformisme, qui le rendent particulièrement résistant aux tentatives de « gauchisation », mais aussi les épisodes historiques de radicalisation à gauche et de canalisation social-démocrate aux États-Unis. Brenner singularise avec une extrême précision les traits dominants du réformisme : une attitude spontanée du prolétariat, des dirigeants syndicaux et une classe moyenne noire dont la priorité n’est pas l’action de masse mais la poursuite de la prospérité. En définitive, le réformisme bute toujours sur une question simple : refusant de se mesurer au pouvoir du capital, la réforme doit toujours se subordonner à la bonne santé des capitalistes. L’alternative réforme/révolution se réduit en fait à celle-ci : ou bien imposer les besoins radicaux du prolétariat, ou bien s’accommoder des caprices du taux de profit.

Droit et colonialité : entretien avec Brenna Bhandar

Les théories critiques du droit manquent d’une perspective globale sur le capitalisme contemporain. Symétriquement les traditions marxistes ont rarement abordé le droit dans toute son épaisseur. C’est à ce point de croisement délicat que se situent les travaux de Brenna Bhandar (Université de Londres, SOAS), qui aborde dans cet entretien les rapports entre colonialisme et capitalisme, et le besoin d’interroger le droit pour saisir leur efficace sociale. Si les études post-coloniales et autochtones expriment aujourd’hui un souci récurent pour la matière juridique, elles sollicitent tout autant le renouvellement des approches marxistes du droit, afin de cerner les territoires du capitalisme contemporain où s’affrontent « colons » et « natifs » mais qui demeurent pourtant hors d’atteinte de la critique.

Nicos Poulantzas : l’État comme champ stratégique

Lire Poulantzas est aujourd’hui une tâche qui s’impose. Théoricien marxiste de l’État largement ignoré, son apport est inestimable. Il représente la tentative la plus aboutie de penser le pouvoir politique en dehors d’une vision mécaniste. L’État n’est pas un simple « outil » des classes dominantes. C’est un champ conflictuel, où s’organisent, se recomposent, s’élaborent les stratégies du bloc au pouvoir. Il ne faut plus l’envisager comme un bloc monolithique, mais à travers la diversité de ses appareils administratifs, juridiques, culturels, éducatifs, policiers, idéologiques. Incorporant les intuitions de Foucault et Deleuze, Poulantzas nous invite à penser l’inscription des luttes populaires au coeur de l’État. Une telle perspective offre de puissants concepts stratégiques pour envisager la transition révolutionnaire. L’État ne sera pas brisé du jour au lendemain ; il y aura, de façon durable, une coexistence entre des luttes populaires et autonomes d’un côté, et des tentatives de transformation radicale des institutions de l’État bourgeois. Le dépérissement de l’État aura commencé avant le grand soir.

L’impasse esthético-politique de Jacques Rancière

Il est notoire que le travail théorique de Jacques Rancière tente d’échapper aux grands récits explicatifs, aux antipodes d’un certain marxisme. Cette attention pour les discours politiques et les oeuvres esthétiques dans leur détail, leur forme, se justifie par une tentative de décoller la pensée émancipatrice de toute assignation à une mission historique (éduquer le peuple, faire la révolution). Dans cette recension de Aisthesis, Nicolas Vieillescazes dénoue les fils des lectures singulières de Rancière, pour en identifier la trame générale et ses impasses. En cherchant une esthétique du libre jeu, de l’indétermination et de la rupture avec l’ordre des fins, Rancière opère une forclusion du social, des rapports de force, de l’histoire. Cette démonstration incisive constitue une mise au point salutaire avec la prétention rancièrienne de jeter Brecht, Benjamin ou Althusser par-dessus bord, et la désigne pour ce qu’elle est : une critique désarmée.

La grande entreprise historique du mâle

Partant d’une critique matérialiste du structuralisme de Lévi-Strauss, l’anthropologue Claude Meillassoux proposait en 1979 une interprétation du mythe en tant qu’expression des rapports sociaux, comme un récit dont on ne saurait saisir le sens sans en restituer la fondamentale historicité. Centrant son analyse sur la genèse historique de la domination masculine, il montre le rôle central que revêt la reproduction sociale, en lien étroit avec la transformation des rapports de production, dans la fabrique des mythes. Il révèle par là même le concours apporté par les productions mythiques à « la grande entreprise historique du mâle » : l’assujettissement des femmes à son ordre et à ses normes.

La guerre des partisans

Face à l’escalade autoritaire et répressive et à l’heure d’affrontements coriaces dans le cadre de la lutte contre la loi El Khomry et son monde, voilà une bonne manière de répondre au défaitisme et à la condescendance d’une partie du mouvement ouvrier – qui confond la conquête de la majorité avec le consensus mou et l’unanimisme béat. Les semonces de Lénine, datant de 1906, fournissent ici de quoi déjouer tout ce qui dans la routine militante du mouvement social pourrait nous faire endosser pareils travers.

Retour sur l’Autonomie ouvrière italienne : entretien avec Sergio Bianchi

La maison d’éditions DeriveApprodi mène depuis sa création un important travail d’archive et de mise en récit de la séquence insurrectionnelle dans l’Italie des années 1970. Sergio Bianchi, son directeur éditorial, a été un acteur de cette histoire, l’une des périodes les plus fascinantes et les plus discutées de par le monde de l’histoire de la politique communiste et ouvrière dans l’Europe de la fin du XXe siècle. Au-delà des figures les plus connues qui ont survécu à la défaite de l’autonomie ouvrière, comme Toni Negri, nous avons proposé à Sergio Bianchi de nous parler de cet épisode, de l’importance et de la difficulté d’en faire l’histoire. L’autonomie s’incarne ainsi dans des trajectoires ouvrières, des questionnements sur la lutte armée et la violence, une rupture franche avec le mouvement ouvrier officiel et des théorisations de plus en plus audacieuses pour faire face à la crise du marxisme.