Le container et l’algorithme : la logistique dans le capitalisme global

La mondialisation capitaliste est souvent envisagée comme une extension considérable des échanges à l’échelle mondiale, accompagnée par une importante dérégulation et liberté de circulation des capitaux et des marchandises. Cette nouvelle séquence a un envers technologique aujourd’hui incontournable : le développement des industries logistiques. Ainsi, quand on parle de « capitalisme de l’information », il ne faut pas seulement se figurer la prégnance du « travail immatériel », mais aussi tout un réseau d’infrastructures, coordonnées de façon complexe, qui articulent production, circulation et consommation en temps réel. Dans ce texte, Moritz Altenried présente ces nouveaux dispositifs, et livre une image du capitalisme aux antipodes du fantasme d’une production dématérialisée, d’un avenir sans travail et sans travailleurs. Si la logistique moderne a été un puissant moyen d’écraser le monde du travail, elle est peut-être aussi un terrain crucial des luttes d’aujourd’hui et de demain.

L’ethos baroque

Depuis Marx, on pense indissociablement la modernité capitaliste comme une contradiction vivante : un progrès indéniable de la coopération humaine et de la maîtrise de la nature, mais aussi un retournement contre l’humanité de ses propres créations (marché, valeur, capital, impérialisme) qui en font une structure d’oppression. Pour Bolívar Echeverría, cette aliénation se traduit par des ethos, des formations culturelles, des formes de vie, des œuvres d’art, qui donnent sens au désordre du monde. Dans ce texte, il propose de lire l’ethos baroque comme l’un des quatre rapports possibles à la modernité. Echeverría propose de lire ce mouvement culturel de façon résolument anti-eurocentrique : comme le résultat d’une hybridation entre l’utopie des missions jésuites en Amérique latine coloniale et des cultures indigènes. Brossant l’histoire à rebrousse-poil, Echeverría retrace l’excès baroque dans une tentative impossible, évanescente, de transcender la barbarie coloniale par la création d’un autre rapport au monde.

« Administrer la sauvagerie » : généalogie de l’organisation État islamique

Suite aux meurtres de masse du 13 novembre 2015, la gauche anticapitaliste s’est globalement reconnue dans le mot d’ordre « leurs guerres, nos morts ». L’idée était d’imputer la responsabilité de la montée du djihadisme aux interventions occidentales. Pour Adam Hanieh, si cette spirale réactionnaire entre l’intervention impérialiste et l’ascension de l’État islamique est bien à l’œuvre, elle ne résume pas la situation au Moyen-Orient. Pour Hanieh, il faut revenir sur le projet, les motivations et la stratégie de l’ÉI pour en saisir la terrible rationalité – mais aussi les élans utopiques. Ce n’est qu’en saisissant ces logiques que l’on peut apprécier sa capacité d’attraction auprès des déshérités, son insertion dans les intrigues impérialistes locales et la possibilité d’une relève internationaliste.

Pour une histoire du mouvement ouvrier féminin en Russie

Alexandra Kollontaï (1872-1952) est la plus célèbre théoricienne et militante féministe bolchévique. Dans ce texte, extrait d’une brochure publié en 1920, à l’époque où elle forme avec Alexandre Chliapnikov l’Opposition ouvrière au sein du Parti communiste, Kollontaï retrace une histoire du mouvement ouvrier féminin en Russie depuis le dernier quart du XIXe siècle jusqu’à 1908, année du premier Congrès pan-russe des femmes. Conférant un rôle décisif à la révolution de 1905, elle poursuit à travers cet essai historiographique un objectif théorique et politique clair : montrer que l’émancipation des femmes du prolétariat est inatteignable par les voies du « féminisme » (bourgeois) et qu’émancipation ouvrière et émancipation féminine, sans se confondre, sont organiquement liées.

Musique et philosophie : Luigi Nono, Massimo Cacciari, la tragédie de l’écoute

Luigi Nono est l’un des compositeurs emblématiques de l’avant-garde de la deuxième moitié du xxe siècle, aux côtés notamment de Luciano Berio, Karlheinz Stockhausen ou György Ligeti. Son œuvre, d’une sophistication et d’une ambition de réflexivité impressionnantes, a toujours tenté de concilier formalisme rigoriste et nécessité de travailler le matériau musical à partir de la réalité et en l’inscrivant dans la pratique sociale, que ce soit dans sa période d’engagement aux côtés du PCI ou même plus tardivement dans une époque marquée par une crise de la perspective émancipatrice. Dans cet article, Jonathan Impett revient sur cette dernière période, celle de la collaboration de Nono avec le philosophe et militant de gauche Massimo Cacciari : cette séquence marque la volonté de redéfinir les modalités d’une pratique authentique de l’écoute ; elle doit être comprise comme une méditation, benjaminienne, sur la nature de la temporalité historique.

Classe et lutte de classes dans l’Antiquité

Le statut théorique des classes sociales chez Marx a suscité nombre d’interprétations. Pour en comprendre le sens, G.E.M. de Ste. Croix propose ici de revenir sur les difficultés de sa pratique d’historien, et de son objet hautement problématique : les luttes de classes dans l’antiquité. Les esclaves constituaient-ils une classe en Grèce ancienne ? Pour d’autres historiens marxistes comme Vidal-Naquet et Vernant, il n’en était rien. Face à ces sociétés si éloignées du capitalisme contemporain, la seule manière de donner du sens au cours de l’histoire est, pour de Ste. Croix, de rétablir la perspective marxienne dans sa forme la plus rigoureuse et la plus cohérente : les classes sont l’envers du rapport social d’exploitation. L’intervention de l’historien antique montre ainsi qu’un décentrement radical, un regard vers le passé lointain, éclaire la complexité des rapports sociaux d’aujourd’hui.

Le processus de production de film

Le cinéma militant des années 1970 est souvent réduit à l’accompagnement et au soutien aux luttes. Pourtant, différents collectifs ont tenté de dépasser cette démarche. Parmi eux, Cinéthique, revue et collectif de réalisation d’orientation marxiste-léniniste, refusait tant l’approche « cinéphilique » des Cahiers du cinéma que la prise de parole directe des luttes. Ce texte de Jean-Paul Fargier, issu de la revue, met davantage l’accent sur l’articulation, dans certains films « minoritaires » entre le « travail du film » et celui du spectateur. Dans « Le processus de production du film », Jean-Paul Fargier reprend les outils théoriques de Louis Althusser, d’Alain Badiou ou de Pierre Macherey pour proposer une analyse du rapport entre le procès de production du film et la réception du spectateur. Le cinéma ne saurait se réduire à l’idéologie, c’est-à-dire à sa matière première. Fargier nous invite à regarder, au-delà des matériaux qui font le contenu d’un film, son mode de production.

Lignes de fuite, minorités et machines de guerre : repenser la politique deleuzienne

Une certaine lecture marxiste de Deleuze a vite catalogué son apport : ou bien comme une pensée apolitique, intéressée par l’art et la création, ou bien associée à la cohorte des philosophies postmodernes. Selon cette dernière lecture, Deleuze n’aurait rien à voir avec le marxisme, délaissant la question de classe au profit des minorités, rejetant la dialectique au profit de l’affirmation, ou encore préférant parler des devenirs-révolutionnaires plutôt que des lendemains de l’insurrection victorieuse. Panagiotis Sotiris, théoricien-militant combinant Althusser et Gramsci, propose ici de lire Deleuze comme une source d’inspiration profonde pour la lutte politique. Le spinozisme singulier de Deleuze, sa pensée de l’immanence, comme son élaboration schizo-analytique aux côtés de Félix Guattari, donnent à penser la politique comme expérimentation, comme production d’espaces-temps émancipateurs et résistance à des sociétés de contrôle dont l’emprise tisse notre présent.

Tariq Ali en discussion avec C.L.R. James

Réalisé en 1980 par Tariq Ali, alors figure de proue du trotskysme, cet entretien avec l’historien marxiste caribéen C.L.R. James, à la veille de son 80e anniversaire, est l’occasion pour lui de revenir sur les grands engagements qui ont nourri sa trajectoire révolutionnaire avant et après sa rupture avec la IVe Internationale, de réaffirmer ses positions sur la nature de l’URSS et sur les relations entre race et classe, mais aussi d’exposer ses idées sur des sujets dont ses écrits traitent relativement peu : la révolution culturelle en Chine et la révolution cubaine. Il y parle enfin de sa grande passion pour le cricket, un sport dont il s’attache à souligner les dimensions proprement artistique et politique.

Théâtre et révolution

En 1971 les éditions François Maspero publient Théâtre et révolution, un ouvrage regroupant vingt-deux articles publiés par Anatole Vassilievitch Lounatcharsky. Émile Copfermann, directeur éditorial chez Maspero mais aussi critique de théâtre en rédige la préface. Revenant sur sa trajectoire politique et les divergences l’ayant opposé notamment à Lénine, Émile Copfermann s’emploie à retracer le parcours de celui qui deviendra après la révolution de 1917 Commissaire du peuple à l’Instruction publique. Contribuant à définir ce que pourrait être une « culture prolétarienne » – qui ne renierait pas pour autant les œuvres du passé –, Lounatcharsky prend position dans le débat artistique, soutenant une partie des artistes avant-gardistes tout en s’opposant fermement au formalisme « issu de la décomposition de la culture bourgeoise ».