Le marxisme a besoin d’une philosophie du langage

Une philosophie marxiste du langage est possible et nécessaire. Dans ce texte, Jean-Jacques Lecercle exprime de façon concise les traits principaux d’une telle philosophie. Son acte fondateur, pensé avec Gramsci, consiste à rompre avec une vision intemporelle, héritée de Saussure, pour laquelle le langage n’est qu’un système clos. Le langage est inséparable de phénomènes extra-langagiers, des rituels et des pratiques inscrites dans des appareils idéologiques d’État. Tirer profit de cette complexité du langage, de son caractère historique, c’est concevoir toute lutte de classe comme lutte dans l’élément du langage, comme processus d’interpellation et de contre-interpellation. C’est concevoir le langage comme praxis.

La poétique transitive d’Allan Sekula : métonymie et métaphore dans Lottery of the Sea, Ship of Fools et The Dockers’ Museum

Photographe, cinéaste et théoricien de l’art, Allan Sekula n’a eu de cesse dans ses œuvres d’interroger le langage pictural du capitalisme et les problèmes de représentation soulevées par les processus de réification de l’expérience sociale. Déployant une approche matérialiste de l’image artistique en tant qu’insérée dans le tissu des rapports économiques et politiques, il a pris pour objet de ses créations The Lottery of the Sea, Ships of Fools et The Docker’s Museum l’industrie maritime comme prototype du marché mondial. Dans cet essai, Gail Day analyse les politiques de la métaphore et de la métonymie à travers lesquels Sekula s’attache à ramener la logique « sous-marine » du capitalisme à la « surface de la conscience ».

Nicole Loraux, historienne marxiste de l’Antiquité

La séparation entre les anciens et les modernes est un trait majeur de la pensée occidentale : politiques antiques et modernes n’auraient rien de commun. Dans ce texte, Gabriele Pedullà s’attache à montrer en quoi ce vieux cliché doit être démystifié. Pour ce faire, il revient sur le parcours de l’historienne Nicole Loraux et sur l’apport de Marx et Freud à une étude des représentations antiques. La séparation anciens/modernes repose sur l’idée que les Grecs se faisaient d’eux-mêmes : celle d’une grande civilisation ayant vaincu la discorde en son sein en faisant la guerre à l’extérieur. Ce récit mythique, indissociable d’une vision de la cité antique comme berceau de la civilisation occidentale, a été méticuleusement déconstruit par Loraux : la division et le conflit sont au principe de la vie collective. Pedullà rend ici hommage à la capacité de Loraux de faire parler les silences et les marges (femmes, esclaves) chez les anciens, pour mieux comprendre notre modernité.

Ni rire, ni pleurer : accélérer

On pourrait faire une cartographie de l’anticapitalisme et de ses apories en s’intéressant à son rapport au futur. D’un côté, le néo-léninisme cherche le futur dans le passé, c’est-à-dire prépare un retour des séquences révolutionnaires du XXe siècle. D’un autre côté, un néo-gauchisme diffus souhaite voir advenir le futur par une abolition du présent : le salut serait à chercher dans les communautés militantes, le refus du travail et la préfiguration du communisme. Dans cet article, Jamie Allinson éclaire les contours de ces alternatives, et en relève la limite principale : l’absence d’une approche programmatique qui cherche les tendances du futur au sein même du présent. Pour dépasser cette situation, l’auteur invite à s’inspirer du Manifeste accélérationniste. Son message est simple : exigeons de nous approprier la logistique, de socialiser la Big Data, d’utiliser la robotique pour nous libérer du travail, d’approfondir la dissolution des identités sexuées.

Pour une critique radicale de l’eurocentrisme : entretien avec Alexander Anievas et Kerem Nisancioglu

Selon le récit dominant, l’origine du capitalisme est un processus fondamentalement européen : ce système serait né dans les moulins et les usines d’Angleterre ou sous les guillotines de la Révolution française. Le marxisme politique ou encore l’analyse en terme de système-monde n’échappent pas non plus à ce pli eurocentriste. Dans How the West Came to Rule (2015), Alexander Anievas et Kerem Nisancioglu se ressaisissent de la théorie du développement inégal et combiné développée chez Trotsky pour mettre en valeur le rôle décisif des sociétés non-occidentales dans l’émergence du capitalisme. Ils offrent ainsi une théorie internationaliste et non-ouvriériste du changement social.

Jacobin Magazine : entretien avec Bhaskar Sunkara

Jacobin Magazine est désormais, pour tout l’espace de la gauche critique, du marxisme et de l’anticapitalisme, un point de référence en langue anglaise. La revue constitue à la fois un pôle de la réflexion stratégique, un espace d’intervention en conjoncture, et une véritable rencontre des tendances théoriques au sein du marxisme contemporain. Dans cet entretien, Bhaskar Sunkara, fondateur et directeur éditorial de la revue, revient sur cette expérience, les étapes qui l’ont scandée, sa place dans le champ éditorial et théorique ainsi que sur les perspectives qu’elle se donne.

Capitalisme et forme

« Ce qui semblait stable et solide part en fumée, tout ce qui était sacré est profané » : selon Marx, l’avènement du capitalisme, son dynamisme économique, la circulation abstraite des marchandises, ont déstabilisé les hiérarchies morales, religieuses et esthétiques établies. Pour autant, il est notoire que le capital a historiquement coexisté avec les figures de l’autorité, de la discipline et du conservatisme. Ce paradoxe est, pour Terry Eagleton, constitutif de toute l’écriture romanesque. Le roman est le lieu où peuvent se combiner l’héroïsme et la banalité, l’explosion du désir et sa répression, l’exaltation du crime comme de la vertu. À travers Goethe, Balzac, Zola, Mann et bien d’autres, Eagleton offre dans ce texte, devenu classique, un condensé saisissant de ce que les romans ont à dire sur l’inconscient capitaliste.

Contribution à la théorie du marché mondial

Si le marxisme connaît actuellement un renouvellement considérable à travers la géographie, et a gagné en audience à travers les travaux de David Harvey, Isaak Dachkowski est un précurseur majeur de ce mouvement. Le texte suivant a en effet paru en français en 1929 dans La Revue marxiste. Il expose de façon extrêmement précoce les intuitions fondamentales du marxisme géographique : le rôle de la forme marchandise dans la production d’un espace lisse et homogène, mais aussi dans la différenciation des territoires, la division internationale du travail, et la prolétarisation brutale des sociétés non occidentales au contact du capitalisme. Malgré ses accents vieillis, par sa lecture créative de Marx et Engels, ce texte dégage une fraîcheur insoupçonnée et une ressource pour penser la nouvelle phase de mondialisation capitaliste.

L’illusion de l’État social : entretien avec Joachim Hirsch

On assiste aujourd’hui à un regain d’intérêt pour les théories de l’État proposées par Gramsci ou Poulantzas. C’est cependant sur une autre tradition, largement méconnue en France, que revient ici Joachim Hirsch : celle de la « dérivation de l’État » – il s’agit d’aborder la forme politique spécifique que prennent la domination de classe et l’abstraction marchande dans la société bourgeoise. Contre toute illusion réformiste, Hirsch rappelle ainsi que l’État n’est pas un instrument neutre, mais un moment essentiel de l’accumulation capitaliste. À ce titre, il reste le lieu de conflits mettant en jeu la reproduction même de la société. 

Démolition et contre-révolution : la rénovation urbaine dans la région parisienne

La question urbaine souffre aujourd’hui de deux écueils à gauche : ou bien elle est exclusivement envisagée sous l’angle des dynamiques structurelles du capitalisme financiarisé, ou bien elle est référée à des initiatives de « gentrification ». Pour Stefan Kipfer, il est indispensable de penser la rénovation urbaine comme une stratégie d’État, en grande partie conditionnée par la race. Kipfer rassemble ici des hypothèses issues d’un terrain mené dans les banlieues de région parisienne, et conclut que les agences de rénovation mènent une « contre-révolution coloniale ». Combinant les intuitions d’Henri Lefebvre et de Frantz Fanon, Kipfer dresse un tableau détaillé de la guerre préventive de l’État contre les mouvements de l’immigration et des quartiers. Les luttes raciales sont une composante irréductible du combat pour le « droit à la ville ».