Le marxisme entre science et utopie

La vulgate marxiste oppose, selon la formule, socialisme utopique et socialisme scientifique. L’utopie n’aurait rien à faire avec la science ; les grands systèmes de Saint Simon, de Thomas More ou de Fourier auraient été à tout jamais dépassés par le marxisme. Pour Georges Labica, les choses ne sont pas si simples. Le rejet de l’utopie a été, pour Marx et Engels, leur façon de rompre avec la démarche surplombante de la gauche philosophique allemande. Elle convoque la raison historique contre les approches spéculatives. Mais les utopies résistent à l’empire de la science : leur portée anticipatrice a constamment nourri Marx et Engels. Et l’évacuation de l’utopie critique a aussi marqué l’avènement de la terrible utopie stalinienne, la pseudo-science ossifiée du marxisme-léninisme. L’utopie, le « non-encore-advenu », est décidément une part indissociable de la conception marxiste de l’histoire et de la politique.

L’État et la nation. Entretien avec Neil Davidson

Tandis que le capital s’organise plus que jamais à l’échelle internationale, la fragmentation territoriale et la référence à la nation s’imposent à nouveau dans les débats académiques et militants. Dans ce contexte, Neil Davidson revisite la pensée marxiste à propos des États-nations et critique le courant wéberien qui domine ce champ. Cette approche lui permet de sortir de la confusion conceptuelle actuelle régnant autour des dangers et possibilités de l’État-nation et de fournir par conséquent une boussole qui dépasse la séparation entre politique nationale et internationale au profit d’une analyse de classe. Il en résulte un cadre théorique renouvelé en rupture à la fois avec l’internationalisme abstrait et le nationalisme des conceptions réformistes d’une partie du mouvement ouvrier.

Sociologie de la guerre

Alors que la scène internationale continue d’être traversée par de nombreux conflits armés, la guerre reste souvent conçue comme un évènement exceptionnel qui viendrait rompre le cours quotidien des choses sociales et politiques. À l’encontre de cette position, Pierre Naville s’emploie dans cet article à socialiser les questions de stratégies militaires, en montrant qu’elles sont modifiées par et modifient en retour les structures économiques de la société. Comment mobiliser la société en faveur d’un conflit armé ? Et comment utiliser la guerre pour transformer les structures sociales chez le vainqueur comme chez le vaincu ? Telles sont dorénavant les deux questions principales que doivent aborder la stratégie militaire et sa critique.

Les classes sociales en Algérie. Au-delà de Bourdieu et Sayad

L’œuvre de Bourdieu et Sayad sur l’Algérie est souvent lue aujourd’hui comme un acte fondateur de l’entreprise bourdieusienne en sociologie. Dans ce texte de 1969, René Gallissot évaluait le principal mérite de ces études : faire entrer les classes sociales dans la sociologie du Maghreb, dans un moment théorique où l’on niait la lutte des classes dans les anciennes sociétés colonisées. Dans son examen critique, Gallissot met cependant en évidence les limites de la conceptualisation des classes chez Bourdieu et Sayad : focalisée sur des aspects culturels, elle rend compte de comportements et de hiérarchies statutaires entre groupes sociaux sans déterminer les frontières entre les classes dans les rapports de production. Cette omission rend les deux auteurs moins attentifs à « l’armée industrielle de réserve » théorisée par Marx. Cette lecture minutieuse offre une critique saisissante et pionnière de Bourdieu, à même de nourrir une approche marxiste de l’héritage bourdieusien.

Génération algérienne : entretien avec René Gallissot

René Gallissot est de ceux dont l’engagement théorique a été total. Militant anticolonialiste dans les années 1960, son travail n’a cessé de réinterroger le marxisme à partir de l’expérience fondatrice de l’Algérie coloniale. Dans cet entretien, il revient sur cet itinéraire et la pluralité des chemins qu’ouvre une enquête sur la politique marxiste et le monde non occidental. Sa relecture du nationalisme révèle aussi bien l’impensé national chez Marx et Lénine que la nationalisation du mouvement ouvrier. De l’histoire sociale de l’Algérie au développement du marxisme dans le monde arabe, en passant par les limites des approches marxistes classiques du racisme en France, l’œuvre de Gallissot invite à une critique radicale de toute étatisation de la pensée émancipatrice.

Le concept de fétichisme dans la pensée de Marx (Éléments pour une théorie marxiste générale de la religion)

Marx est encore trop souvent rangé parmi ces théoriciens qui ne voient dans la religion qu’une illusion ou un instrument de domination idéologique. Parcourant l’ensemble du corpus marxien, Enrique Dussel s’oppose à cette idée reçue et identifie chez l’auteur du Capital une distinction entre l’essence utopique de la religion et ses manifestations fétichisées. Comme tout phénomène social, la religion apparaît ainsi comme un phénomène contradictoire que les luttes d’émancipation se doivent de politiser.

De la reproduction à la production

Dans le féminisme, l’autonomisme, ou encore le marxisme urbain, la problématique de la reproduction sociale a été mise au centre du débat sur l’oppression capitaliste et les formes de résistance. Dans ce texte de 1977, l’anthropologue marxiste Claude Meillassoux revient sur la formation au sein des sociétés traditionnelles de rapports de classe fondés sur la reproduction sociale, à travers l’émergence d’un groupe des aînés et des cadets. Cette analyse met en lumière la centralité de la reproduction sociale dans l’émergence des classes sociales, sa co-dépendance avec la production économique, ainsi que les transformations des rapports de genre introduites par la colonisation et la pénétration du capitalisme au sein des sociétés de subsistance.

[VIDEO] L’anthropologue et le paysan : entretien avec Pierre-Philippe Rey

On méconnaît trop souvent l’école française d’anthropologie marxiste, formée dans les années 1960 autour des figures de Maurice Godelier et de Claude Meillassoux. Pierre-Philippe Rey revient ici sur ce moment de production théorique décisif en évoquant l’apport du marxisme à une anthropologie inscrite dans la séquence des luttes anticolonialistes. C’est d’ailleurs la révolution algérienne qui l’a amené à étudier la paysannerie et son rôle décisif à l’intérieur des processus révolutionnaires. S’emparant des outils conceptuels du marxisme tout en déplaçant l’attention sur les paysans, Pierre-Philippe Rey tire le bilan des échecs du XXe siècle et ouvre la voie vers de nouveaux horizons, où l’anarcho-syndicalisme côtoie la révolution paysanne. Entretien réalisé par Félix Boggio Éwanjé-Épée, Ernest Moret et Gianfranco Rebucini.

L’Internationale des romanciers

Aux côtés du grand récit moderniste se dessine une autre histoire de la littérature au XXe siècle : de la « littérature prolétarienne » au « roman mondial » contemporain, une histoire transnationale des grands enjeux esthétiques qui ont traversé ce siècle se fait jour, donnant toute sa place à la question sociale et politique. De l’impact de la révolution d’Octobre 1917 aux mouvements de décolonisation, en passant par le premier réalisme socialiste et le réalisme magique sud-américain, c’est la trajectoire de cette « internationale des écrivains » que Michael Denning s’attache à reconstituer dans cet article, nous proposant par là une véritable contre-histoire populaire des formes culturelles.

Le mythe de l’anthropocène

Andreas Malm revient ici sur les usages – et mésusages – du concept d’anthropocène dont il expose les contradictions et les apories. En partant de la catégorie d’espèce humaine pour qualifier l’époque géologique actuelle, les partisans de l’anthropocène proposent une lecture faussée du réchauffement climatique. La spécificité historique du développement capitaliste fondé sur l’énergie fossile se retrouve diluée dans le récit mythique d’une humanité abstraite jouant avec le feu depuis des millénaires.