Hegel ACAB

Selon les lectures canoniques, Hegel est connu comme un précurseur important de Marx, dont l’exaltation républicaine de jeunesse a cédé le pas au conformisme politique de la vieillesse ; inventeur d’une méthode révolutionnaire, la dialectique, Hegel aurait reculé face aux conséquences de sa doctrine, pour embrasser le christianisme et la monarchie prussienne. Ce récit, nourri y compris par ses successeurs directs (jeunes hégéliens), était en grande partie le fruit d’un travail patient d’autocensure. Dans ce texte de 1967, Jacques D’Hondt donnait à voir un Hegel surveillé par les autorités policières prussiennes, tissant des liaisons compromettantes avec les opposants au régime. Dans un style brillant, D’Hondt restitue par la force de l’anecdote les stratagèmes par lesquels le philosophe allemand effaçait ses traces et trompait la surveillance policière. Paradoxalement, les « méfaits » de Hegel sont aujourd’hui d’authentiques motifs de réhabilitation, et invitent à une lecture toute autre, entre les lignes, du grand dialecticien.

Par delà opéraïsme et post-opéraïsme. Entretien avec Gigi Roggero

Comment réinventer l’autonomie après des décennies de défaite et de contre-révolutions néolibérales ? C’est à cette lourde tâche que cet entretien, mené par Davide Gallo Lassere avec Gigi Roggero (militant et théoricien autonome en Italie), tente de répondre. Contre la réification des concepts issus de la tradition du mouvement ouvrier (spontanéité, organisation, gauche, droite, travail cognitif), Roggero propose une lecture à rebrousse-poil de l’opéraïsme originel. Pour retrouver le sens actuel de la composition de classe, de la co-recherche militante, il faut relire Tronti, Negri et Alquati notamment, pour saisir leur geste fondamental. Ce geste, il pourrait se résumer à la formule suivante : non pas attendre de récolter les fruits du développement historique, mais provoquer ruptures, bifurcations et clivages à chaque opportunité ouverte par les nouvelles figures de l’ouvrier et du capital. Cette préoccupation théorique urgente, l’enquête auprès de toutes les subjectivités qui puissent prendre part à l’offensive, constitue une dimension centrale des tâches militantes de l’époque, et à cet égard ce texte en est un brillant compendium : une synthèse riche et informée de ce que peut vouloir dire être militant autonome et organisé aujourd’hui.

La dissolution des marges : sur les romans napolitains d’Elena Ferrante

La tétralogie d’Elena Ferrante fait partie des plus grands succès littéraires étrangers de ces dernières années. En mêlant l’intimité du récit de vie de deux femmes dans la société napolitaine de l’après-guerre à la grande histoire politique italienne, elle a su donner une épaisseur au drame de la fin du XXe siècle. Sara Farris donne ici une lecture de la saga comme récit de la conscience malheureuse de l’intelligentsia soixantehuitarde. En retournant le diagnostic sombre d’Adorno sur la vie mutilée, Farris souligne les accents existentiels et politiques de l’écriture de Ferrante. Elle montre combien la littérature est en mesure de donner la parole aux désirs ambigus et aux fantasmes contradictoires qui nouent les subjectivités à leur époque. L’entremêlement des récits rend palpable le caractère irréductible de nos défaillances et de nos désenchantements dans la construction d’un avenir meilleur, et l’importance de la nostalgie dans l’imaginaire d’un futur utopique.

Arvatov, l’art pour transformer la vie quotidienne. Entretien avec John Roberts et Alexei Penzin

Si le succès de l’avant garde soviétique est notable dans la tradition culturelle occidentale, il faut compter un grand nombre de figures oubliées des courants constructivistes ou productivistes. Arvatov et son livre Art et production en est un exemple patent. Dans cet entretien avec Sophie Coudray, Alexei Penzin et John Roberts montrent la valeur et la place décisive d’Arvatov dans l’élaboration du projet productiviste en Russie soviétique : l’ambition d’une transformation totale de la vie quotidienne. Largement inspiré du proletkult, Arvatov considérait la séparation de l’art avec la pratique sociale comme une aliénation du capitalisme. Lui et ses camarades cherchaient à expérimenter des formes esthétiques dans les usines, non sans difficultés, à se tourner vers le design, ou encore des missions plus éducatives. Penzin et Roberts dessinent un tableau renversant des contributions soviétiques les plus méconnues, et font valoir à de nouveaux frais l’actualité de 1917, y compris pour le monde de l’art.

Mettez un Lénine dans votre philosophie du langage

En dehors d’une tradition assez congrue, l’œuvre philosophique de Lénine est loin d’avoir bonne presse. Elle est au mieux ignorée, au pire jugée grossière et dépourvue d’intérêt. À rebours de ces mises à l’amende philosophiques, Jean-Jacques Lecercle propose une lecture laudative des traits léniniens les plus « scandaleux ». Avec sa clarté habituelle, Lecercle souligne l’importance d’une intervention partisane en philosophie, combinant fermeté sur les principes et souplesse de lecture et d’interprétation. Il délimite les grandes thèses philosophiques de Lénine et se propose brillamment de les illustrer dans son propre domaine de compétence, la philosophie du langage. En quelques lignes, il indique en quoi le matérialisme dialectique importe pour sortir de l’impasse de la linguistique de Chomsky, ou encore pour dépasser Saussure. Il démontre par là la fécondité d’une œuvre léninienne qui est vraie parce qu’elle est partisane.

Vers un front uni intégral. Quelques axes stratégiques pour un laboratoire du communisme

Comment penser l’organisation ? Qu’on le veuille ou non, cette question reste centrale dans les luttes actuelles, et nul doute qu’elle en est l’une des pierres d’achoppement. Là où Marx ne nous a légué en la matière qu’une aporie, et où le modèle léniniste ne semble plus avoir d’autre fonction que de cristalliser des oppositions figées, Panagiotis Sotiris s’attache ici à ressaisir l’organisation à la lumière des conditions de formation d’une « intellectualité de masse ». Puisant ses racines chez Lukács, relancé au cours des dernières décennies, par Badiou et Rancière notamment, c’est néanmoins chez Gramsci que ce problème aura trouvé son expression la plus complète. Car la dialectique gramscienne ne vise pas seulement à se prémunir de la sclérose bureaucratique et à la dépossession des masses, mais aussi à défendre une conception du parti comme « laboratoire intellectuel » intégrant une multiplicité de pratiques et de collectifs ; un parti envisagé comme le lieu de production d’une pluralité de savoirs et, sur leur base, d’expérimentation de stratégies et de tactiques révolutionnaires hétérogènes. À l’État intégral comme arme de la bourgeoisie, Gramsci nous invite à opposer ce que Sotiris nomme un Front Uni intégral, seul à même d’assurer l’autonomie des classes subalternes, l’affirmation de leur pouvoir d’auto-organisation, sans lesquelles elles ne sauraient prétendre à l’hégémonie. Loin d’être derrière nous, cette tâche demeure plus que jamais la nôtre.

Black marxism : pour une politique de l’inimaginable

La politique a été communément définie comme un « art du possible ». Or il se trouve que c’est principalement notre imaginaire qui est à même de circonscrire le champ du possible. Dès lors, comment surmonter l’épuisement et l’écrasement de nos imaginations, à l’heure où il est plus facile de se figurer la fin de l’humanité que la fin du capitalisme ? Dans ce texte éclairant, Minkah Makalani propose un repérage des idées majeures du Black marxism en remarquant que cette tradition a ceci d’unique qu’elle a pour horizon un avenir « inimaginable ». En prenant pour témoin Frantz Fanon, C.L.R. James et Amilcar Cabral, Makalani montre qu’il est possible d’intervenir en conjoncture en repoussant les limites de l’imaginaire politique. En d’autres termes, Makalani esquisse un tableau de la tradition noire radicale comme une invention de l’inconnu, comme un art de l’impossible.

« Depuis l’invention de la photographie, l’impérialisme a fait des films pour empêcher ceux qu’il opprimait d’en faire. »

Les convictions pro-palestiniennes de Jean-Luc Godard n’ont cessé d’accompagner son travail cinématographique, ce qui a valu au réalisateur d’être souvent malmené par la réaction. Dans ce texte de 1970, à l’époque la plus militante de l’oeuvre godardienne, il est question de la production d’un film sur les combattants palestiniens dans un camp d’Amman en Jordanie, initialement intitulé Jusqu’à la victoire. Si le « groupe Dziga Vertov » n’a pas exploité ses images, Godard et Anne-Marie Miéville en ont proposé un montage dans le puissant Ici et ailleurs. Ce dernier film a ceci de singulier qu’il interroge la possibilité même de montrer la révolution palestinienne ; il pose le problème du montage, des effets idéologiques des appareils de prise de vue ; il questionne ce qu’est « faire un film politique », ce qu’est un rapport d’images politique. Le texte republié ici a ceci de fascinant qu’il pose une grande partie de ces enjeux, tout en proposant une lecture anti-impérialiste du cinéma et des circuits de diffusion. « Il faut étudier et enquêter, enregistrer cette enquête et cette étude, ensuite montrer le résultat (le montage) à d’autre combattants. Montrer le combat des fedayin à leurs frères arabes exploités par les patrons dans les usines en France. Montrer les miliciennes du Fath à leurs sœurs des Black Panthers pourchassées par le FBI. Tourner politiquement un film. Le montrer politiquement. Le diffuser politiquement. C’est long et difficile. C’est résoudre chaque jour un problème concret. »

Répétition et révolution : Marx chez les Jacobins noirs

La formule de Marx selon laquelle l’histoire se répète toujours deux fois : la première comme tragédie, la deuxième comme farce, est bien connue. Issue du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, elle interroge les décalages entre les intentions et la compréhension des acteurs historiques, tournées vers le passé, et la réalité des processus dans lesquels ils se trouvent embarqués. Si ce décalage revêt souvent un caractère tragique, les subalternes étant les victimes d’une épreuve de force rencontrée dans leur lutte face à laquelle ils se trouvent désarmés, cette distorsion temporelle n’est pas non plus sans avoir ses effets comiques en ce qu’elle révèle aussi l’impréparation des dominants. Dans ce texte lumineux, Matthieu Renault ajoute à ces analyses célèbres une distorsion géopolitique : l’impact inaperçu des décalages entre la métropole et les colonies dans ces pages du 18 Brumaire. Ce faisant, Renault propose un réexamen inédit d’enjeux propres à Marx, qu’on croyait largement balisés, autour de Napoléon III, Bolivar et l’un des monarques régnant sur la jeune nation haïtienne, Soulouque. Reprenant des thèmes rencontrés dans CLR James et ses Jacobins noirs, il démontre une centralité des luttes anticoloniales dans l’émergence de la modernité européenne.

[Guide de lecture] Photographie

« [D]ans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscura » (Marx et Engels, L’Idéologie allemande). Dans cette célèbre métaphore, on peut rétrospectivement voir les prémices d’une tradition ininterrompue de problématisation marxiste du medium photographique. Véritablement initiée au lendemain de la Révolution de 1917 dans le sillage de l’avant-gardisme russe, avant d’être enrichie par l’apport du marxisme hétérodoxe venu d’Allemagne, elle s’est poursuivie dans les années 1970 avec le renouveau de la photographie ouvrière et le développement de conséquentes études théoriques et historiques, pour enfin prendre un nouvel essor en ce début de XXIe siècle dans le cadre d’une réflexion plus générale sur l’histoire croisée de l’art et du mode de production capitaliste. Rodtchenko, Tretiakov, Brecht, Benjamin, Kracauer, Berger, Spence, Rouillé, Nesbit, Sekula, Ribalta, voici quelques-uns des noms, parmi beaucoup d’autres, que l’on croisera dans ce foisonnant guide de lecture signé par Steve Edwards, qui témoigne de la vitalité et de l’irréductible hétérogénéité de la théorie-pratique matérialiste de la photographie.