Dessin animé et avant-garde. Entretien avec Esther Leslie

La théorie cinématographique marxiste constitue désormais un continent bien connu. Les approches marxistes de l’animation le sont moins. Pourtant, les grands classiques n’ont pas déserté ce champ : en témoignent les pages de Walter Benjamin sur Mickey Mouse dans Expérience et pauvreté, ou encore la critique de Dumbo par Siegfried Kracauer. Dans cet entretien avec Sophie Coudray, Esther Leslie revient sur l’itinéraire du dessin d’animation tant du côté des avant-gardes esthétiques révolutionnaires que celui des industries culturelles. Elle met au jour l’ambivalence du genre. Utopie pour les uns, l’animation offre (ou a offert par le passé) un territoire d’expérimentation formelle inédit. Pour les autres, l’animation constitue une domaine privilégié pour la rationalisation du travail cinématographique, dès l’instant qu’il est mis au service d’une industrie particulièrement coûteuse et prospère. Dans ce chassé-croisé entre avant-garde et capital, on peut dire que le second a pris le pas sur le premier, et Leslie donne de nombreux détails sur le conformisme de plus en plus évident des productions Disney. Par là, elle restitue aussi tout le potentiel subversif qui a été celui du cinéma d’animation, l’élan utopique qu’il a fallu effacer pour en faire un objet de consommation de masse.

Le ciné-capital : d’Ozu à Hitchcock. Entretien avec Jun Fujita.

L’oeuvre de Deleuze sur le cinéma a longtemps été écartée du corpus politique de ce dernier. Publiée tardivement, elle marque pour beaucoup le retour du philosophe à ses premières préoccupations esthétiques et contemplatives. Voire elle bouclerait le parcours deleuzien autour d’une même problématique idéaliste du sens et du virtuel. À rebours de ces interprétations, Jun Fujita propose, dans cet entretien mené par Sophie Coudray, de lire en Deleuze un penseur du ciné-capital. Cette proposition consiste à voir le cinéma comme une mise au travail des images, au-delà de leur évidente marchandisation. Fujita finit en outre par suggérer un devenir-revolutionnaire des images : au travers de Ozu, Godard, Straub-Huillet ou encore Spielberg, Fujita montre que le potentiel émancipateur des images consiste à enrayer, détourner, faire bégayer le ciné-capital. Sous ce regard, Fujita indique une voie neuve pour la critique, attentive tant aux dispositifs de production qu’à la résonance et aux échos de l’image ; il nous invite en outre, en tant que révolutionnaires ou militants, à regarder le cinéma (et à lire Deleuze) autrement.

« Depuis l’invention de la photographie, l’impérialisme a fait des films pour empêcher ceux qu’il opprimait d’en faire. »

Les convictions pro-palestiniennes de Jean-Luc Godard n’ont cessé d’accompagner son travail cinématographique, ce qui a valu au réalisateur d’être souvent malmené par la réaction. Dans ce texte de 1970, à l’époque la plus militante de l’oeuvre godardienne, il est question de la production d’un film sur les combattants palestiniens dans un camp d’Amman en Jordanie, initialement intitulé Jusqu’à la victoire. Si le « groupe Dziga Vertov » n’a pas exploité ses images, Godard et Anne-Marie Miéville en ont proposé un montage dans le puissant Ici et ailleurs. Ce dernier film a ceci de singulier qu’il interroge la possibilité même de montrer la révolution palestinienne ; il pose le problème du montage, des effets idéologiques des appareils de prise de vue ; il questionne ce qu’est « faire un film politique », ce qu’est un rapport d’images politique. Le texte republié ici a ceci de fascinant qu’il pose une grande partie de ces enjeux, tout en proposant une lecture anti-impérialiste du cinéma et des circuits de diffusion. « Il faut étudier et enquêter, enregistrer cette enquête et cette étude, ensuite montrer le résultat (le montage) à d’autre combattants. Montrer le combat des fedayin à leurs frères arabes exploités par les patrons dans les usines en France. Montrer les miliciennes du Fath à leurs sœurs des Black Panthers pourchassées par le FBI. Tourner politiquement un film. Le montrer politiquement. Le diffuser politiquement. C’est long et difficile. C’est résoudre chaque jour un problème concret. »

« Ne copiez pas sur les yeux » disait Vertov

Impossible de se référer au cinéma soviétique sans voir évoquer le nom de Dziga Vertov et mentionner son légendaire Homme à la caméra. Malheureusement, Vertov est aujourd’hui réduit à cette figure de musées. Son travail est le plus souvent convoqué comme un témoignage d’une avant garde anticipant les formes plus modernes du cinéma documentaire ou encore de l’art vidéo. Dans ce texte de 1972, Jean-Paul Fargier polémiquait déjà contre ces tentatives d’annexer Vertov au panthéon du cinéma d’Art. À l’époque, Vertov était au cœur de toutes les tentatives issues de la gauche révolutionnaire de réinventer le cinéma. À travers une ample historicisation de la recherche vertoviennne, Fargier en montre la radicalité et son caractère indissociable des tâches de la révolution. Par un véritable tour de force, il propose une lecture parallèle de l’économie soviétique du cinéma. Précieux témoignage de la critique impitoyable des années 1970, ce texte marque aussi la fécondité de revues comme Cinéthique dans l’élaboration du projet esthétique émancipateur.

[Guide de lecture] Marxisme et cinéma

Le cinéma a été un lieu d’investissement constant pour les marxistes, depuis sa naissance au début du XXe siècle. Le cinéma a ceci de singulier qu’il est un véritable système de production, à ses origines extrêmement coûteux ; il a revêtu très rapidement le statut d’industrie artistique et culturelle. Tout au long de son histoire, les marxistes ont considéré le cinéma comme un puissant véhicule idéologique, structurellement marqué par la classe dominante du fait de ses conditions de production. En même temps, depuis l’émergence du cinéma soviétique, le cinéma a aussi été un terrain d’expérimentation théorique et esthétique pour penser une autre manière de fabriquer et de faire parler les images. Dans ce guide de lecture monumental, Daniel Fairfax propose à la fois de recenser 9 périodes de pensée marxiste sur le cinéma, mais aussi de donner à voir, pour chacun de ces moments, une série de films qui en sont représentatifs. Par là, Fairfax rend palpable le rapport constant entre théoriques et pratiques marxistes du cinéma.

Idées, images, réalités. Contours d’une iconologie critique du cinéma

S’appuyant sur des analyses cinématographiques et une vaste littérature théorique, Thomas Voltzenlogel pose dans cet essai les bases d’une approche matérialiste de l’esthétique, définie comme théorie sociale des formes sensibles. Le projet d’une iconologie critique esquissé ici vise à réactiver la conception marxiste de l’étude des sens pour mettre au centre de la réflexion la « bataille des images » : une véritable « lutte des classes dans l’esthétique ». Comprendre et prendre position dans cette lutte exige de repenser radicalement les liens entre esthétique et idéologie et les rapports de production de significations qui les sous-tendent. Dans cette perspective, le mot d’ordre de la« politisation de l’art », qui pouvait paraître épuisé, acquiert une signification nouvelle : il s’agit de combattre la disciplinarisation des sens engendrée par l’esthétique capitaliste, d’oeuvrer à leur émancipation pour imaginer, et construire, d’autres réalités.

Le cinéma de C.L.R. James

CLR James est connu pour son essai séminal de marxisme anticolonial, Les Jacobins noirs. Il l’est beaucoup moins pour ses travaux sur l’art et la culture. Dans ce texte, Matthieu Renault croise trois préoccupations de James dans les années 1950 : la redécouverte de la dialectique hégélienne comme retour de la spontanéité révolutionnaire, l’enjeu de l’américanisation du bolchévisme, et l’étude du cinéma américain comme art populaire. Aux antipodes du modernisme de l’École de Francfort, James analyse l’industrie culturelle du cinéma comme porteur des besoins, des aspirations, des désirs des masses. Confrontant James à Walter Benjamin, Deleuze ou Kracauer, Renault met en évidence une esthétique jamesienne, qui refuse tout assignation du spectateur à une figure passive. Le cinéma devient ainsi l’artefact du réel et de ses potentialités, mais aussi l’extension de l’usine capitaliste – se faisant l’écho du progrès technique, de la socialisation des prolétaires, et de la quête de profits.

Le film comme étude : dialogue entre Peter Weiss et Harun Farocki

Dans ce dialogue avec Harun Farocki, publié dans la revue Filmkritik, en février 1980 et Juin 1981, Peter Weiss revient sur son rapport au cinéma et sur son passage du film à l’écriture. Les deux hommes s’interrogent sur ce qui fait la spécificité de l’expérience et de la représentation filmiques, en explorant les films majeurs de Weiss tout en les replaçant dans la globalité de son œuvre. Ce texte est précédé d’une introduction de Thomas Voltzenlogel.

Le processus de production de film

Le cinéma militant des années 1970 est souvent réduit à l’accompagnement et au soutien aux luttes. Pourtant, différents collectifs ont tenté de dépasser cette démarche. Parmi eux, Cinéthique, revue et collectif de réalisation d’orientation marxiste-léniniste, refusait tant l’approche « cinéphilique » des Cahiers du cinéma que la prise de parole directe des luttes. Ce texte de Jean-Paul Fargier, issu de la revue, met davantage l’accent sur l’articulation, dans certains films « minoritaires » entre le « travail du film » et celui du spectateur. Dans « Le processus de production du film », Jean-Paul Fargier reprend les outils théoriques de Louis Althusser, d’Alain Badiou ou de Pierre Macherey pour proposer une analyse du rapport entre le procès de production du film et la réception du spectateur. Le cinéma ne saurait se réduire à l’idéologie, c’est-à-dire à sa matière première. Fargier nous invite à regarder, au-delà des matériaux qui font le contenu d’un film, son mode de production.

Othello au pays des soviets : sur Paul Robeson

Paul Robeson (1898-1976), chanteur et acteur africain-américain, première « star » noire de l’époque des industries culturelles, a tout au long de sa carrière tenté de lier pratique artistique et engagement politique ‒ à la croisée des luttes noires-anticoloniales et des combats ouvriers. Dans ce texte, Matthieu Renault se propose de revenir sur la trajectoire de cette figure majeure du théâtre, du cinéma et de la musique en interrogeant la portée esthético-politique d’une œuvre polymorphe qui a toujours considéré l’engagement en faveur des politiques d’émancipation comme l’une de ses visées centrales : celle d’une utopie concrète se manifestant au cœur même du matériau artistique.