Sélectionner et punir. Pour une criminologie marxiste. Entretien avec Valeria Vegh Weis

La criminologie, associée en France à la sociologie des déviances, a développé un versant critique substantiel depuis plusieurs décennies, en particulier dans le monde anglophone. Ces approches théoriques du droit et du système judiciaire ont été fécondées par le marxisme. Elles ont aussi de nombreux points de convergence avec les luttes noires radicales et l’anticarcéralisme. Dans cet entretien avec Grégory Salle, Valeria Vegh Weis propose un état des lieux général des recherches en criminologie marxistes ainsi que ses liens au reste du champ. Elle souligne l’apport fondamental du concept de sélectivité judiciaire, qui articule les rapports de classe et de race aux traitements différenciés des illégalismes. Appuyée sur une solide marxologie, Weis pointe l’actualité d’une approche vigoureuse de la justice et de la prison, pour mieux lutter contre ces institutions décisives du capitalisme tardif.

Le bolchevik et la nature

L’urgence de la question écologique n’est pas sans faire écho à l’une des figures du mouvement ouvrier dont la trajectoire semble intrinsèquement liée au problème de la vitesse et du rythme : Lénine lui-même. Ce parallèle peut paraître étrange, tant l’obsession léninienne pour l’actualité de la révolution a l’air éloignée des enjeux environnementaux. Pourtant, dans ce texte vigoureux, Andreas Malm nous présente un Lénine adepte de montagnes enneigées, des randonnées sur les routes les plus escarpées, ou qui s’émeut des renards. Au-delà de l’anecdote, une étude rigoureuse montre combien le bolchévisme a tenté d’œuvrer pour protéger les espaces naturels et sauvages aux premières heures de la Russie soviétique. Malm dessine dès lors un lien fort entre l’urgence écologique, l’actualité de la révolution et la prise du pouvoir. C’est une proposition salutaire, tant chaque minute compte désormais : « pour paraphraser Emma Goldman, si nous ne pouvons plus danser sous la neige, il n’y aura peut-être plus de révolutions »

La valeur de l’art : entretien avec Dave Beech

La figure de l’artiste est, ces derniers temps, mise en cause pour son appartenance incertaine à la classe travailleuse, voire pour sa complicité dans l’embourgeoisement des quartiers populaires. L’émergence d’un marché de l’art hautement spéculatif, l’hégémonie des industries culturelles et l’appropriation de l’art contemporain par les multinationales n’ont pas manqué d’entamer encore davantage la réputation des artistes. Au-delà de tout moralisme, Dave Beech propose, dans cet entretien avec Sophie Coudray, de donner une perspective historique à ce débat. Selon lui, la sphère de l’art est parvenue à conserver son autonomie par rapport au capitalisme et à la subordination du travail à la logique marchande. Dans ce contexte, Beech plaide salutairement, avec pédagogie, pour une approche renouvelée de la théorie marxiste de la valeur face au fait esthétique, et mène une polémique âpre contre les thèses très en vogue du « travail digital ».

Pierre Bourdieu : l’universitaire qui se rêvait en militant

La sociologie bourdieusienne a joué un rôle majeur dans la recomposition intellectuelle à gauche de la gauche ces trente dernières années. Ces dernières décennies, une vague de critiques a souligné l’incapacité des théories de Bourdieu à envisager le changement social ou à considérer les motivations de protagonistes sociaux. Pour autant, le noeud du problème n’est peut-être pas le caractère déterministe, si souvent invoqué, de la théorie de Bourdieu. Au fond, comme le montre Dylan Riley, les hypothèses de Bourdieu ne proposent jamais de théorie sociale rigoureuse du capitalisme et des classes sociales. Riley fait dès lors ici la critique complète des oeuvres les plus marquantes du sociologue français, de La Distinction à La Reproduction, étrille les concepts d’habitus, de champ ou de capital, mais surtout explique le si grand succès de ces théories. En réalité, l’approche bourdieusienne propose une reconstitution du monde social calquée sur une philosophie spontanée de l’université. Elle permet, de ce fait, de concilier un radicalisme empirique avec une ontologie sociale conservatrice.

Les trois Lénine de Gramsci

Lénine est une figure politique cruciale de la tradition révolutionnaire du XXe siècle, mais il a aussi été une puissante source d’inspiration pour les philosophes. Ici, Livio Boni revient sur l’appropriation philosophique par Gramsci de l’action politique léninienne. Si le thème d’un Lénine gramscien a évidemment fait l’objet de nombreuses études, l’approche proposée dans ce texte interprète cette question à l’aune des concepts d’Alain Badiou. Dans un premier temps, l’événement d’Octobre 1917 nécessite de se tenir à la hauteur de la surrection inouïe des masses dans le maillon faible de la chaîne impérialiste. Dans un second temps, le soulèvement des soviets doit être interprété dans le présent des luttes ouvrières italiennes, à Turin, alors que Gramsci fonde un journal des conseils ouvriers, l’Ordine Nuovo. Enfin, le moment proprement philosophique s’écrit du fond des geôles fascistes, dans la solitude de la défaite, afin de restituer la contribution léninienne à la philosophie, dans le sillage de Spinoza, Rousseau et Machiavel. Boni montre le caractère crucial d’une telle intervention : comme chez Badiou, la philosophie est garante d’une réappropriation possible, par-delà les conjonctures, d’un événement de la politique d’émancipation. Ces trois étapes scandent l’émergence de l’hégémonie comme conceptualité issue de 1917 qui déborde réellement le cadre originel du mouvement ouvrier européen : c’est là que se trouve, sous la plume de Gramsci, la contribution fulgurante de Lénine.

La trajectoire théorique et politique de Mario Tronti

L’opéraïsme a acquis une renommée internationale pour son rôle fondateur dans l’émergence d’un marxisme autonome, acteur théorique majeur des conflictualités sociales en Italie à la fin du XXe siècle. Pour autant, le pionnier de cette approche, Mario Tronti, n’a pas suivi le chemin tumultueux des partisans autonomes de l’insurrection. Issu du parti communiste, la fin de l’expérience de Classe operaia a signifié pour lui un retour dans le giron du parti. Souvent décrite comme un reniement, la trajectoire intellectuelle de Tronti est ici restituée dans sa plénitude par Davide Gallo Lassere. Loin d’être une régression théorique, le tournant de l’autonomie du politique a été pour Tronti un prolongement de l’élaboration opéraïste sur le terrain des institutions. Convaincu du bien-fondé d’une pratique prolétaire du gouvernement, Tronti a proposé dans ces années crépusculaires une relecture stimulante des pensées conservatrices des institutions (de Weber à Schmitt). Sans prendre parti, Lassere propose de lire un Tronti encore inconnu en français, qui offre une contribution riche sur le devenir de la classe ouvrière et sur la question brûlante d’une realpolitik communiste.

11 Thèses sur le communisme possible

Le communisme est avant tout un processus. C’est en pleine fidélité à cet enseignement de Marx que le collectif C17, réunissant tant la recherche militante que des acteurs et actrices du mouvement social en Italie, a engagé une réflexion sur la recomposition politique et stratégique du communisme aujourd’hui. Ce texte, issu des traditions les plus actives de l’autonomie ouvrière et du postopéraïsme, constitue une courte contribution, extrêmement dense, pour penser le moment actuel. Tirant les conséquences de la reconfiguration de l’État, du capital, et des classes subalternes, le collectif réfléchit aux conditions d’une organisation révolutionnaire aujourd’hui : capitalisme de plateformes et précariat généralisé, actualité du double-pouvoir, multiplicité des formes de vie subalternes. Loin de proposer un cadre ou un programme définitifs (même s’il se risque y compris à la réflexion programmatique), ce texte invite à multiplier nos initiatives de combat, de débat entre révolutionnaires, d’enquête et de recherche militantes.

Chester Himes, Ralph Ellison, Richard Wright : communisme et expériences vécues de la race – un entretien avec Catherine Bergin

Les rapports entre les militants et écrivains africains-américains et le Parti Communiste constituent aujourd’hui un enjeu majeur de l’historiographie de la gauche aux États-Unis. Dans cet entretien, mené par Selim Nadi, Catherine Bergin interroge leur évolution durant l’entre-deux guerres tout en soulignant l’importance de l’étude de la littérature noire des années 1940 et 1950 pour saisir la place occupée par le communisme dans l’imaginaire africain-américain. À partir de romans de Richard Wright, Chester Himes et Ralph Ellison, Bergin analyse les représentations des subjectivités noires dans leurs relations à l’identité communiste. Elle propose ainsi de complexifier l’interprétation dominante de cette littérature en l’arrachant à la grille de lecture de la Guerre froide et en démontrant que la littérature permet de traiter la question raciale « d’une manière unique ».

Pour ou contre l’abolition des prisons

Face à la criminalisation toujours plus importante de la contestation sociale, il est urgent d’affronter politiquement la question des prisons. Faut-il les réformer ou bien les abolir? Si la première option est aveugle au rôle structurel que joue l’incarcération dans la gestion capitaliste et raciste des populations excédentaires, la seconde semble quant à elle utopique. Dans la revue Jacobin, ce débat a donné la parole au social-démocrate Roger Lancaster, pour qui la réforme des prisons devrait apparaître comme une finalité commune au mouvement. Dans ce texte, Richard Seymour revient sur cette controverse, et pointe les contradictions du réformisme carcéral, en interrogeant ce à quoi nous sommes spontanément « attachés » à travers l’idée de l’enfermement : l’idée d’un châtiment, d’une humiliation à la hauteur du tort subi. Réfutant cette « loi du talion » moderne, Seymour évoque les alternatives possibles à l’enfermement, mais aussi le risque constant que nos luttes anticarcérales finissent par être intégrées à l’ordre dominant et à sa gestion capitaliste des populations surnuméraires.

Romano Alquati : de l’opéraïsme aux écrits inédits des années 1990

Les trajectoires militantes les plus connues de l’opéraïsme, celles de Negri et de Tronti, ont représenté deux projets radicaux de refonte de l’enquête militante : pour le premier, à travers les collectifs de l’Autonomie ouvrière, et pour le deuxième à partir de l’appareil du parti communiste. Une autre hypothèse a cherché à frayer ses voies dans les ténèbres de la défaite et du long hiver néolibéral : celle de Romano Alquati. Dans cet article, Gianluca Pittavino propose une reconstruction de la pensée alquatienne, du point de vue de celles et ceux, à l’intérieur du mouvement social, qui ont gardé un rapport actif à cet horizon théorique. Centré sur l’enquête comme « corecherche », Alquati a proposé une figure militante de type nouveau, transversale aux syndicats, partis, collectifs ; cette figure se doit de traquer, dans chaque recoin de la domination industrielle sur le travail vivant, les ressources, les savoirs, les émotions, que le capital n’a pas encore réussi à « avaler ». Sans se perdre dans certaines outrances liées à l’hypothèse du « capitalisme cognitif », Alquati a su penser la transformation en cours de la civilisation industrielle, et fournit des outils puissants pour travailler, lutter contre un système toujours plus proche de la barbarie.