De la coupure épistémologique à la coupure politique : Rancière lecteur de Marx 1973-1983

Et si l’essentiel dans la trajectoire de Marx n’était pas la coupure épistémologique, comme le soutenait Althusser, mais la coupure politique ? Telle est la question que soulève ici Guillaume Sibertin-Blanc à travers une relecture de Rancière, depuis son « Mode d’emploi pour une réédition de Lire le Capital » (1973) jusqu’à Le Philosophe et ses pauvres (1973). Une coupure qui se joue non pas tant à l’intérieur du discours du savant Marx que dans les rapports qu’il entretient à son « objet » : la lutte des classes et le discours propre des ouvriers. Une coupure inaugurée par la défaite de 1848, mais qui ne cesse ensuite de se creuser, Marx s’évertuant à traquer les illusions fétichistes qui retarderaient sans cesse l’avènement de la révolution et l’achèvement du savoir qui lui correspond, les simulacres qui empêcheraient la conscience effective du prolétariat de se hisser à la hauteur de son concept scientifique. De ce point de vue, le recours répété de Marx au genre dramatique, faisant des acteurs de la lutte autant de personnages sur le théâtre de l’histoire, s’offre comme l’incarnation des apories propres au projet révolutionnaire.

Politique du style

Marxisme et question de style n’ont pas toujours fait bon ménage. Tout le travail de Jean-Jacques Lecercle tend précisément à montrer que le marxisme peut tirer des enseignements profonds à partir d’une investigation du style d’un auteur ou d’un groupe social. Ici, Lecercle s’attaque à deux ouvrages du grand romancier trinidadien Samuel Selvon. Passant au crible les subtilités de son anglais, il montre en quoi le romancier subvertit la langue, la minore selon l’expression de Deleuze et Guattari. Cette lecture des agencements linguistiques postcoloniaux donne à voir l’importante contribution d’un philosophie marxiste du langage pour penser les effets de la lutte des classes dans la sphère de l’idéologie.

Le congrès des travailleurs d’Extrême-Orient : entretien avec John Sexton

Il est notoire que les premiers congrès de l’Internatonale communiste ont donné une place prépondérante aux débats sur la question coloniale. On se souvient du mot de Zinoviev au Congrès de Bakou invitant à mener une « guerre sainte anti-impérialiste ». Bien moins connu, mais peut-être plus significatif, le Congrès des travailleurs d’Extrême-Orient (1921) a représenté une étape fondamentale de l’élaboration stratégique anti-impérialiste du jeune pouvoir soviétique. Dans cet entretien magistral, John Sexton nous guide dans les coulisses de ce congrès, qui a vu se définir les options stratégiques d’acteurs majeurs comme le Parti communiste chinois, indonésien, indien, japonais. Sexton fait percevoir le sens tactique des bolchéviks, leur realpolitik impitoyable et ses limites. C’est une belle leçon à l’heure où la gauche révolutionnaire aborde l’anti-impérialisme avec une timidité parfois déconcertante.

Cyber-Marx. Entretien avec Nick Dyer-Witheford

On déclare souvent en grande pompe que les technologies de l’information et de la communication annoncent la fin du travail, et par conséquent la disparition du prolétariat. C’est à cette nouvelle illusion générée par le capitalisme que s’oppose Nick Dyer Witheford en rendant compte de la formation de « populations excédentaires » à une échelle inconnue jusqu’alors. Il n’y a pas substitution du travail immatériel (capitalisme cognitif) à sa forme classique, matérielle, mais dualisation : la technologie ne conduit pas à l’anéantissement de la composition de classe, mais à sa reconfiguration. Il s’agit dès lors de penser l’articulation des formes d’exploitation et, par là même, le devenir des luttes des « cyber-prolétaires ».

Pour une théorie concrète de la transition : pratique politique des bolcheviks au pouvoir

La NEP est le plus souvent envisagée comme un pis aller, un recul de la révolution soviétique. Pour toute une tradition, au contraire, il s’agit d’un moment de renouveau de la stratégie de transition vers le socialisme. Dans ce texte inédit datant de 1966, Robert Linhart faisait le bilan de cette séquence mouvementée. Plusieurs années avant les colossales Luttes de classes en URSS de Charles Bettelheim, Linhart faisait le constat que la NEP fut une période d’importantes luttes de classes, notamment sur le plan des politiques économiques. Au diapason des grands énoncés de la Révolution culturelle chinoise, Linhart présente le dernier combat de Lénine comme une tentative de révolution dans la révolution, révolution culturelle qui visait à renforcer la capacité politique ouvrière dans toutes les instances de contrôle, dans tous les rapports idéologiques. Linhart rappelle ainsi la centralité d’une authentique politique d’hégémonie, menée par les subalternes, dans la perspective d’une transformation révolutionnaire.

[Guide de lecture] Féminisme et théorie de la reproduction sociale

On résume souvent l’apport du féminisme marxiste à l’impératif d’articuler l’oppression de genre à l’exploitation capitaliste : inégalités salariales, doubles journées, temps partiel imposé, etc. Une telle approche suggère que le marxisme propose essentiellement une focalisation prioritaire sur le salariat. Ce guide de lecture, élaboré par Morgane Merteuil, brise cette idée reçue, en introduisant ici aux théories de la reproduction sociale. Des hypothèses du féminisme autonome italien sur le travail domestique, jusqu’aux formes de spoliation et d’expropriation racistes et genrés à l’heure du néolibéralisme, en passant par l’analyse de la totalité formée par l’État et la division sexuelle du travail, une perspective se dégage, qui souligne le caractère diffus du capitalisme patriarcal, des lieux de sa production, et des foyers potentiels d’une résistance féministe.

[Guide de lecture] Pour un marxisme queer

Les études gays et lesbiennes et la théorie queer ont longtemps été produites à l’écart de la pensée marxiste. Pourtant, les premières théorisations gays et lesbiennes matérialistes ont été le fruit d’organisations ou de groupes se revendiquant du marxisme, des premiers mouvements pour les droits homosexuels de la social-démocratie allemande jusqu’aux fronts de libération des années 1970. Ces dernières années, un profond renouveau des études marxistes des sexualités a vu le jour. L’un de ses représentants, Peter Drucker, nous aide ici à y voir plus clair dans cette prolifération d’hybridations marxistes/queer, d’études critiques sur les mouvements révolutionnaires et la sexualité. Il met à jour les raisons de la dissociation entre militants contre l’hétérosexisme et mouvements communistes (à travers l’involution stalinienne) et les conditions d’une nouvelle convergence face à l’homonormativité et la cooptation des mouvements gays et lesbiens par le bloc au pouvoir.

Praxis et théorie critique. Entretien avec Andrew Feenberg

En 2016 paraissait en français l’ouvrage séminal d’Andrew Feenberg, Philosophie de la praxis (Lux). Face à toute une tradition de lectures d’Adorno et Marcuse qui en émoussent le tranchant politique, cette traduction constitue un événement éditorial. Dans cet entretien, Feenberg précise son itinéraire théorique depuis la première parution du livre en 1981, et en détaille les enjeux critiques. La Théorie critique s’avère être un puissant instrument de contestation des instruments de contrôle et de discipline des populations, de l’usine aux nouvelles technologies. Déplaçant les lignes tout en restant fidèle à la lettre de Lukács, Marcuse et Adorno, il esquisse des passerelles entre la réification et Foucault, ou encore les science studies pour réarmer les mouvements sociaux contemporains.

Haïti : le capitalisme des paramilitaires

On identifie encore parfois le capitalisme à la démocratie. Dans cet article consacré aux transformations politiques et aux restructurations économique connues par Haïti depuis le coup d’État de 2004, Jeb Sprague-Silgado tord le cou à ce préjugé tenace. Il y montre en effet comment, dans un contexte d’intégration croissante de l’économie caribéenne à la mondialisation, la bourgeoisie transnationale utilise les forces paramilitaires pour asseoir sa domination sur l’appareil d’État haïtien. La violence armée exercée contre les classes populaires apparaît ainsi comme une pièce essentielle de l’hégémonie bourgeoise.

État, parti, transition

Quelle est l’autonomie des organisations révolutionnaires par rapport à l’État ? C’est à cette question que tâchait de répondre Étienne Balibar dans cette intervention de 1979, deux ans avant son exclusion du P.C.F. Soulignant l’aporie de Marx, qui restait celle d’Althusser, à savoir de ne parvenir à penser la transition au communisme qu’en fonction de l’alternative « parti » versus « État », il montre que les masses, et par conséquent le mouvement révolutionnaire lui-même, sont toujours déjà pris dans des rapports de pouvoir étatiques ; de telle manière que toute idée de pureté des positions antagonistes, d’extériorité radicale par rapport à l’État, est illusoire. Si la Révolution culturelle a eu le mérite de mettre à mal ces partages en montrant que le parti lui-même est dans la lutte des classes, son défaut a été de faire croire qu’il était le lieu au sein duquel toutes les contradictions devaient se résoudre. La conclusion de Balibar, au tournant des années 1980, est sans appel : la « forme parti » n’est plus synonyme d’unité du mouvement communiste, mais de crise et de division, d’où la nécessité d’une rupture prolongée dans la théorie et la pratique.