L’Uzeste de Bernard Lubat : un front culturel de résistance populaire

Bernard Lubat est l’une des figures emblématiques du jazz engagé aujourd’hui. Fondateur de la Compagnie Lubat et de d’Uzeste musical, il a fait de ses formations une expérimentation politique et esthétique ancrée dans une ruralité de Sud-Gironde. Dans ce texte, issu d’un recueil d’entretiens parus chez Outre Mesure, Fabien Granjon présente la pensée-pratique de Lubat. Dans le prisme de Gramsci et de la théorie de l’hégémonie, Granjon décrit le projet lubatien comme un travail musical éclectique, traversé par les traditions occitanes, paysannes, mais aussi par les musiques improvisées et le jazz. Il en émerge une conception de la musique comme travail collectif de condensation d’un vécu collectif et populaire.

Architecture constructiviste, quotidien et culture révolutionnaire

On l’oublie souvent mais la Révolution de 1917 s’est aussi voulue être une révolution du quotidien au cours de laquelle les transformations des rapports de production devaient s’accompagner d’une véritable réinvention du « mode de vie ». Dans ce processus, art et architecture étaient appelés à jouer un rôle de premier plan. Mobilisant les écrits des théoriciens productivistes et constructivistes russes des années 1920 (Boris Arvatov, Nikolai Tchoujak, El Lissitzki, etc.), Claire Thouvenot expose, à rebours de toute vision réductrice de la notion de « culture prolétarienne », la genèse d’une conception de l’art comme « construction du quotidien », devant en finir avec la séparation entre l’art et la vie caractéristique de la culture bourgeoise, en opérant la réconciliation du travail et de la création. Se dessinent ici les linéaments d’une « modernité socialiste alternative », échappant non seulement à la modernité capitaliste, mais aussi à la modernité industrielle stalinienne qui allait bientôt recouvrir ces efforts d’un épais voile.

Un point d’hérésie du marxisme occidental : Althusser et Tronti lecteurs du Capital

Comment faire dialoguer les interventions respectives de Tronti et Althusser dans la conjoncture théorique et politique des années 1960 ? Pour Étienne Balibar, cette question doit être inscrite dans l’histoire du mouvement ouvrier et de ses alternatives stratégiques. Là où l’œuvre d’Althusser peut être interprétée comme un dialogue avec la formulation gramscienne de la stratégie du « front unique », celle de Tronti doit quant à elle être lue comme une actualisation de la défense lukacsienne de la stratégie « classe contre classe ». Au-delà des divergences auxquelles cette alternative donne lieu – sur le statut de la critique de l’économie politique, de l’idéologie ou de la totalité – se dessine ainsi un même problème : celui des conditions sous lesquelles l’évènement révolutionnaire peut venir briser la reproduction des rapports de production.

État d’exception ou étatisme autoritaire : Agamben, Poulantzas et la critique de l’antiterrorisme

L’antiterrorisme est souvent appréhendé en termes d’exception et de suspension de l’État de droit. Contre cette lecture exceptionnaliste notamment développée par Giorgio Agamben, Christos Boukalas défend une approche stratégique-relationnelle des mutations des États capitalistes et des appareils sécuritaires, au regard de laquelle l’étatisme autoritaire apparaît comme une forme normale du pouvoir politique dans les sociétés capitalistes. Dans cette perspective, les potentiels de résistance aux stratégies du pouvoir ne doivent pas être localisés dans la « vie nue » mais dans les forces sociales et les luttes concrètes qui caractérisent la conjoncture actuelle.

Le cinéma de C.L.R. James

CLR James est connu pour son essai séminal de marxisme anticolonial, Les Jacobins noirs. Il l’est beaucoup moins pour ses travaux sur l’art et la culture. Dans ce texte, Matthieu Renault croise trois préoccupations de James dans les années 1950 : la redécouverte de la dialectique hégélienne comme retour de la spontanéité révolutionnaire, l’enjeu de l’américanisation du bolchévisme, et l’étude du cinéma américain comme art populaire. Aux antipodes du modernisme de l’École de Francfort, James analyse l’industrie culturelle du cinéma comme porteur des besoins, des aspirations, des désirs des masses. Confrontant James à Walter Benjamin, Deleuze ou Kracauer, Renault met en évidence une esthétique jamesienne, qui refuse tout assignation du spectateur à une figure passive. Le cinéma devient ainsi l’artefact du réel et de ses potentialités, mais aussi l’extension de l’usine capitaliste – se faisant l’écho du progrès technique, de la socialisation des prolétaires, et de la quête de profits.

De l’usine au conteneur : entretien avec Sergio Bologna

Figure de la gauche extra-parlementaire italienne, co-fondateur des revues Classe operaia, Primo Maggio et du groupe Potere Operaio, Sergio Bologna revient dans cet entretien sur sa trajectoire intellectuelle et politique. Des luttes d’usine des années 1960 aux mouvements contemporains des précaires et des travailleurs de la logistique en passant par le « mouvement de 77 », Bologna donne à voir, dans leur interdépendance, l’histoire de l’opéraïsme et celle des luttes de classe en Occident.

Pouvoir politique et races sociales

La race est le nœud qui lie le pouvoir d’État au grand capital. C’est cette analyse que propose ici Houria Bouteldja, à l’occasion d’un discours prononcé au « Procès de l’antiracisme politique » (25 mai 2016). Face aux attaques multiples dont le Parti des indigènes de la république a été la cible, parmi tout un spectre de mouvements de l’immigration et antiracistes présents à ce meeting, Boutledja déployait sa ligne de défense. Briser le système raciste suppose une politique d’alliance entre l’antiracisme politique et les franges radicalisées du mouvement social. Pour indiquer la centralité de la race au sein même des préoccupations du mouvement Nuit debout, Bouteldja propose un détour par l’histoire longue du capital et de l’État-nation. Elle retrace le nouage racial entre valorisation géopolitique et valorisation capitaliste. Et elle invite tous et chacun à participer au combat des descendants de colonisés pour défaire ce nœud, et donner aux luttes contre le néolibéralisme un contenu anti-étatiste et anti-impérialiste bien plus conséquent.

De Spinoza à Gramsci : entretien avec André Tosel

Des auteurs de la tradition marxiste, Gramsci est sans doute le plus mobilisé sans intelligence de ses concepts : réduite à un pensée de « l’hégémonie culturelle », la critique tranchante du communiste sarde est généralement évincée. André Tosel, grand lecteur de Gramsci, a toujours cherché à souligner combien la « philosophie de la praxis » et les Cahiers de prison portent une refondation philosophique et politique du communisme. Dans cet entretien avec Gianfranco Rebucini, Tosel revient sur sa trajectoire intellectuelle, qui l’a mené à interroger le texte gramscien au prisme des impasses du communisme historique. De sa foi catholique au spinozisme, de la rencontre avec Althusser jusqu’au dépassement gramscien de l’althussérisme, Tosel raconte son passionnant cheminement du Dieu caché de l’espérance jusqu’à l’immanence radicale de l’histoire. Cette lecture de la politique comme nouvelle intellectualité des subalternes est à retrouver dans son Étudier Gramsci, Paris, Kimé, 2016.

Le mythe de la conception léniniste du parti ou Qu’ont-ils fait à Que faire ?

Détachement d’intellectuels, élitiste, centraliste. Le parti léniniste est taxé de tous les maux que le stalinisme a fait peser sur le mouvement ouvrier. Dans ce texte de 1990, Hal Draper revient sur le mythe qui entoure la conception léniniste du parti et notamment sur Que faire ?, en ayant à coeur de souligner le dynamisme de la pensée de Lénine. Draper nous invite alors à un retour au texte pour nous montrer que Lénine n’avait en rien cherché à construire une secte semblable aux groupuscules actuels. Il a construit un pôle révolutionnaire au sein d’un parti ouvrier large, dont le degré de discipline devait varier avec la conjoncture. Draper permet ainsi de relire les débats classiques sur l’organisation avec un regard neuf, qui peut nourrir un travail de recomposition politique encore à l’ordre du jour.

L’artiste comme producteur

Au cours des années 1960-1970, le monde théâtral est tiraillé entre la perpétuation de l’héritage que constitue le théâtre populaire et le tournant que représente Mai 1968 dans le champ artistique. Éditeur et critique marxiste, Émile Copfermann s’est alors employé à définir le statut de l’artiste et de l’œuvre d’art au sein de la société capitaliste, en partant du principe constitutif que si l’artiste est un créateur, il est avant tout un producteur. Contre l’institution culturelle française, mais aussi en opposition avec les positions politiques défendues par le P.C.F., il s’emploie à poser les fondements de ce qui pourrait constituer un véritable théâtre populaire révolutionnaire.