[Guide de lecture] Aux marges de la révolution russe

Octobre 1917 est généralement envisagé comme un phénomène russe. Selon Eric Blanc, une telle focale s’avère trompeuse. Elle ne permet ni de saisir l’émergence, la théorie et la pratique du bolchevisme, ni de saisir la dynamique concrète ayant donné lieu à la révolution. Dans ce guide de lecture, Blanc annote de façon inédite un ensemble de références sur Octobre vu depuis les marges et les pays limitrophes : Géorgiens, Finlandais, Polonais, et bien d’autres sont à l’honneur et livrent un regard résolument décentré sur l’un des événements les plus décisifs du XXe siècle.

Mettez un Lénine dans votre philosophie du langage

En dehors d’une tradition assez congrue, l’œuvre philosophique de Lénine est loin d’avoir bonne presse. Elle est au mieux ignorée, au pire jugée grossière et dépourvue d’intérêt. À rebours de ces mises à l’amende philosophiques, Jean-Jacques Lecercle propose une lecture laudative des traits léniniens les plus « scandaleux ». Avec sa clarté habituelle, Lecercle souligne l’importance d’une intervention partisane en philosophie, combinant fermeté sur les principes et souplesse de lecture et d’interprétation. Il délimite les grandes thèses philosophiques de Lénine et se propose brillamment de les illustrer dans son propre domaine de compétence, la philosophie du langage. En quelques lignes, il indique en quoi le matérialisme dialectique importe pour sortir de l’impasse de la linguistique de Chomsky, ou encore pour dépasser Saussure. Il démontre par là la fécondité d’une œuvre léninienne qui est vraie parce qu’elle est partisane.

Le bolchevik et la nature

L’urgence de la question écologique n’est pas sans faire écho à l’une des figures du mouvement ouvrier dont la trajectoire semble intrinsèquement liée au problème de la vitesse et du rythme : Lénine lui-même. Ce parallèle peut paraître étrange, tant l’obsession léninienne pour l’actualité de la révolution a l’air éloignée des enjeux environnementaux. Pourtant, dans ce texte vigoureux, Andreas Malm nous présente un Lénine adepte de montagnes enneigées, des randonnées sur les routes les plus escarpées, ou qui s’émeut des renards. Au-delà de l’anecdote, une étude rigoureuse montre combien le bolchévisme a tenté d’œuvrer pour protéger les espaces naturels et sauvages aux premières heures de la Russie soviétique. Malm dessine dès lors un lien fort entre l’urgence écologique, l’actualité de la révolution et la prise du pouvoir. C’est une proposition salutaire, tant chaque minute compte désormais : « pour paraphraser Emma Goldman, si nous ne pouvons plus danser sous la neige, il n’y aura peut-être plus de révolutions »

Les trois Lénine de Gramsci

Lénine est une figure politique cruciale de la tradition révolutionnaire du XXe siècle, mais il a aussi été une puissante source d’inspiration pour les philosophes. Ici, Livio Boni revient sur l’appropriation philosophique par Gramsci de l’action politique léninienne. Si le thème d’un Lénine gramscien a évidemment fait l’objet de nombreuses études, l’approche proposée dans ce texte interprète cette question à l’aune des concepts d’Alain Badiou. Dans un premier temps, l’événement d’Octobre 1917 nécessite de se tenir à la hauteur de la surrection inouïe des masses dans le maillon faible de la chaîne impérialiste. Dans un second temps, le soulèvement des soviets doit être interprété dans le présent des luttes ouvrières italiennes, à Turin, alors que Gramsci fonde un journal des conseils ouvriers, l’Ordine Nuovo. Enfin, le moment proprement philosophique s’écrit du fond des geôles fascistes, dans la solitude de la défaite, afin de restituer la contribution léninienne à la philosophie, dans le sillage de Spinoza, Rousseau et Machiavel. Boni montre le caractère crucial d’une telle intervention : comme chez Badiou, la philosophie est garante d’une réappropriation possible, par-delà les conjonctures, d’un événement de la politique d’émancipation. Ces trois étapes scandent l’émergence de l’hégémonie comme conceptualité issue de 1917 qui déborde réellement le cadre originel du mouvement ouvrier européen : c’est là que se trouve, sous la plume de Gramsci, la contribution fulgurante de Lénine.

Socialisme = soviets + électricité

Quarante ans après ses monumentales 33 leçons sur Lénine, Antonio Negri revient dans ce texte inédit sur la figure du révolutionnaire russe et ses grandes propositions stratégiques. Trois mots d’ordre sont mis en exergue par Negri : « tout le pouvoir aux soviets », « socialisme = soviets + électricité » et l’exigence du « dépérissement de l’État ». Pour Negri, ces trois propositions résument à la fois la singularité de la pensée de Lénine et ce qui fait toute sa pertinence aujourd’hui. Cette intervention illustre bien la vivacité avec laquelle l’autonomie italienne s’est saisie de Lénine. Fort de son expérience au sein de l’opéraïsme, des concepts de composition de classe, d’enquête, de la tactique et de la stratégie d’après Mario Tronti, ainsi que de l’hypothèse autonome d’un parti de type nouveau, Negri invite à relire Lénine avec un regard neuf. « Le point de vue de Lénine est celui du contre-pouvoir, de la capacité à construire par le bas l’ordre de la vie – ici, la force et l’intelligence doivent être réunies. C’est le point de vue que la subversion prolétarienne de l’État, de Machiavel à Spinoza et à Marx, a toujours proposé. »

Lénine au-delà de Lénine

Dans la première de ses 33 Leçons sur Lénine, prononcées en 1972-1973, Negri se confronte au léninisme dans la période qui précède de peu la dissolution de Potere Operaio dans « l’aire de l’autonomie » et avant l’affirmation définitive de l’avènement de la figure de l’ouvrier-social. Un grand nombre des thèses centrales de la pensée opéraïste sont ici explicitées : l’articulation composition technique/politique de la classe, la centralité ouvrière dans le développement du capital, la discontinuité et la matérialité de la classe. Mais c’est surtout un rapport original à Lénine qui est déployé. Negri se revendique d’un « léninisme de méthode » dans la lignée de Lukács. Il s’agit néanmoins de rompre avec toute fétichisation de Lénine qui viserait à importer dans le temps présent le contenu effectif de la politique léniniste, à savoir les modalités organisationnelles, les choix tactiques ou encore le rapport entre le parti et la classe. La vérité de Lénine n’est pas intemporelle mais correspond à l’adéquation de sa politique à la composition historiquement située de la classe dont il a assumé la direction. Restituer à Lénine sa grandeur c’est remettre cette grandeur à sa place, derrière nous, dans la Russie de 1917 : Lénine au-delà de Lénine…

[Guide de lecture] 1917-2017 : repolitiser la révolution

Les transformations de l’historiographie de la révolution russe reflètent celles du monde dans lequel l’évènement révolutionnaire est pensé. De 1917 à 2017 se dessine ainsi une trajectoire théorico-politique où les témoignages et l’analyse militantes laissent peu à peu la place à l’histoire sociale et à l’analyse culturelle. Revenant sur les grandes étapes de cette séquence, Sebastian Budgen souligne ici tout l’intérêt des recherches qui, au tournant des années 1980, ont mis les marges au centre de la révolution : la prise en compte du point de vue des femmes, des minorités sexuelles et des nationalités opprimées a permis de restituer au processus révolutionnaire toute sa richesse et sa complexité. C’est ce point de vue décentré sur la révolution qu’il nous faut aujourd’hui repolitiser.

La révolution décentrée. Deux études sur Lénine

Un cliché persistant voudrait que, acculé par les défaites de la révolution en Europe après 1917, Lénine se soit tourné vers l’Orient et l’air sacré « foyer de la révolution mondiale » par dépit. Pour tordre le coup à ce préjugé, Matthieu Renault signe ici deux études magistrales, qui soulignent la persistance et l’originalité de la pensée de Lénine sur les marges de la révolution : la première porte sur les mouvements des nationalités dans les empires d’Europe avant-guerre ; la seconde traite des nationalités opprimées à majorité musulmane dans l’ancien Empire russe. On y lit l’affinité singulière de Lénine avec ceux qui affirment avec intransigeance la nécessité d’une « révolution coloniale », misant sur les nations opprimées, paysans pauvres, brisant les rapports coloniaux, comme condition d’une synergie avec la révolution socialiste.

Le moment philosophique déterminé par la guerre dans la politique : Lénine 1914-1916

La question de savoir s’il existe quelque chose comme une « philosophie de Lénine » a toujours été une question politique. En 1968, Althusser en avait déplacé les termes en soulevant le problème du rapport entre Lénine et la philosophie. Vingt ans plus tard, Étienne Balibar introduisait une autre option : il y a chez Lénine un « moment philosophique », déclenché par la Première Guerre mondiale et qui constitue un tournant décisif dans sa pensée. Rompant avec toute conception évolutionniste de l’histoire, Lénine inscrit la perspective révolutionnaire dans une temporalité gouvernée par la complexité des conjonctures. Se voit radicalement remise en question l’identité du sujet révolutionnaire « prolétariat » qui n’est plus donnée a priori mais est l’effet d’une construction politique jamais achevée. Ce tournant se produit sous le coup d’une lecture de Hegel et Clausewitz qui conduit Lénine à avancer une conception dialectique de la guerre (et guerrière de la dialectique) s’exprimant dans le mot d’ordre de « transformation de la guerre civile en guerre révolutionnaire ». Pensant la guerre non comme une catastrophe, mais comme un processus, Lénine, à la veille de la révolution de 1917, montre que l’analyse de ce qu’est une « situation révolutionnaire » est une tâche qui doit perpétuellement être reprise.

Lénine, lecteur de Hegel

Comment expliquer que face au désastre de 14-18, Lénine se soit retiré pour étudier la Logique de Hegel ? Cette question n’a cessé de travailler le marxisme après-guerre. Pour Stathis Kouvélakis, percer l’énigme des Cahiers philosophiques de Lénine, manuscrit fragmentaire et hétérogène, consiste à penser ce texte comme une rectification de la pensée du mouvement ouvrier européen. Véritable préalable à sa réflexion stratégique qui allait amener à Octobre 1917, le travail de Lénine marque un rejet du positivisme, du mécanisme et du matérialisme vulgaire de la IIe Internationale. Ce retour à Hegel implique une insistance renouvelée sur la dimension pratique de la connaissance, sur la dialectique des bonds et des renversements, ou encore sur l’activité en tant que processus social. Face à l’effondrement de la social-démocratie, à la nécessité d’une relève, le détour par la théorie s’avère parfois primordial pour recommencer.