La crise de la révolution palestinienne : origines et perspectives (1983)

En 1983, la révolution palestinienne est à un tournant. Après deux séquences insurrectionnelles défaites, la Jordanie (1970) et le Liban, les combattants palestiniens, contraints d’évacuer Beyrouth, laissant femmes et enfants à la merci des massacres de l’extrême droite libanaise et de l’occupation israélienne, sont à la croisée des chemins. Pour Georges Habache, alors dirigeant de l’une des plus importantes factions à gauche de l’OLP (le FPLP), il y a deux voies : celle, d’une part, de l’anti-impérialisme combattant, basé sur l’indépendance des masses populaires arabes, sur l’articulation entre libération nationale palestinienne et libération nationale arabe, sur l’appui des régimes nationalistes bourgeois qui, malgré leurs limites, apportent un soutien militaire et logistique à la révolution ; d’autre part, il y a les courants droitiers adeptes d’une « solution politique », du plan Reagan, et d’un appui du côté des régimes réactionnaires arabes (saoudiens et égyptiens). Habache prend ici le soin de réaffirmer deux choses : la nécessité de réarmer théoriquement et politique la lutte des Palestiniens, et l’importance d’un débat démocratique, sans effusion de sang au sein de l’OLP, le maintien de l’unité des Palestiniens. C’est cette voie étroite, entre unité des factions nationales palestiniennes, et indépendance combattante et anti-impérialiste des masses populaires, qui fait tant écho aujourd’hui.

Marxisme et littérature

Jean-Jacques Lecercle tente de répondre ici à l’une des questions cardinales de l’esthétique marxiste : comment expliquer la persistance des effets d’une œuvre sur un spectateur ou un lecteur, plusieurs siècles après sa production ? Qu’est-ce qui donne à un poème, une pièce tragique ou un roman leur valeur transhistorique ? Lecercle propose de donner une réponse certes classique, l’œuvre d’art produit de la connaissance, mais il ne recule pas devant les tours dialectiques qu’il faut donner à cette thèse. La littérature produit une connaissance du subjectif tant par la distanciation que par l’identification ; elle met en tension l’élément collectif et l’élément individuel du style. La littérature trouve dès lors un caractère intrinsèquement politique : on y entre par l’idéologie, pour en sortir dans l’élément d’une connaissance émancipatrice.

Le ciné-capital : d’Ozu à Hitchcock. Entretien avec Jun Fujita.

L’oeuvre de Deleuze sur le cinéma a longtemps été écartée du corpus politique de ce dernier. Publiée tardivement, elle marque pour beaucoup le retour du philosophe à ses premières préoccupations esthétiques et contemplatives. Voire elle bouclerait le parcours deleuzien autour d’une même problématique idéaliste du sens et du virtuel. À rebours de ces interprétations, Jun Fujita propose, dans cet entretien mené par Sophie Coudray, de lire en Deleuze un penseur du ciné-capital. Cette proposition consiste à voir le cinéma comme une mise au travail des images, au-delà de leur évidente marchandisation. Fujita finit en outre par suggérer un devenir-revolutionnaire des images : au travers de Ozu, Godard, Straub-Huillet ou encore Spielberg, Fujita montre que le potentiel émancipateur des images consiste à enrayer, détourner, faire bégayer le ciné-capital. Sous ce regard, Fujita indique une voie neuve pour la critique, attentive tant aux dispositifs de production qu’à la résonance et aux échos de l’image ; il nous invite en outre, en tant que révolutionnaires ou militants, à regarder le cinéma (et à lire Deleuze) autrement.

L’extraction du commun, paradigme du capital

Michael Hardt, aux côtés de Toni Negri, a été l’un des théoriciens d’un paradigme fortement controversé, celui des « multitudes » et du capitalisme cognitif. Longtemps caricaturé comme ayant abdiqué face aux idéologies néolibérales de la « fin de la classe ouvrière », Hardt souligne ici non seulement les origines proprement marxistes de ses propres élaborations, mais il en illustre également la fécondité. Contre des lectures trop mécanistes de l’idée d’une succession d’étapes (capitalisme industriel puis post-industriel), Hardt propose ici une articulation dialectique entre subsomption formelle et subsomption réelle, qu’il met au centre d’un concept de capital comme extraction du commun. Il donne par ailleurs, de façon salutaire, une déclinaison stratégique à ces élaborations, en montrant la rencontre entre le chemin mené aux côtés de Negri, et les théories du capitalisme racial et du capitalisme partriarcal. Sous cet angle, la grève sociale devient un horizon réellement transformateur et profondément ancré dans une compréhension fine des dimensions multiples de l’accumulation capitaliste.

Ezra Pound, Louis Zukofsky, William Carlos Williams : cette poésie travaillée par le communisme

Quand la poésie rencontre le communisme, il se passe toujours quelque chose… c’est ce que nous enseigne Mark Steven dans son fascinant Red Modernism publié il y a un an. Dans le présent entretien, l’auteur révèle quelques-unes de ces affinités électives à travers trois figures majeures de la poésie moderniste aux États-Unis : Ezra Pound, Louis Zukofsky et William Carlos Williams. Comment le communisme soviétique a-t-il traversé les océans pour nourrir les imaginaires anticapitalistes étasuniens et infiltrer, plus ou moins secrètement, la production littéraire ? C’est cet itinéraire que nous invite à retracer Steven, un voyage au long duquel on voit le fascisme de Pound se retourner contre lui-même, Marx être érigé en chantre de l’imagination poétique, Lénine dialoguer avec l’utopie cybernétique… et, pour finir, Badiou se prendre une leçon d’anti-essentialisme.

Hegel ACAB

Selon les lectures canoniques, Hegel est connu comme un précurseur important de Marx, dont l’exaltation républicaine de jeunesse a cédé le pas au conformisme politique de la vieillesse ; inventeur d’une méthode révolutionnaire, la dialectique, Hegel aurait reculé face aux conséquences de sa doctrine, pour embrasser le christianisme et la monarchie prussienne. Ce récit, nourri y compris par ses successeurs directs (jeunes hégéliens), était en grande partie le fruit d’un travail patient d’autocensure. Dans ce texte de 1967, Jacques D’Hondt donnait à voir un Hegel surveillé par les autorités policières prussiennes, tissant des liaisons compromettantes avec les opposants au régime. Dans un style brillant, D’Hondt restitue par la force de l’anecdote les stratagèmes par lesquels le philosophe allemand effaçait ses traces et trompait la surveillance policière. Paradoxalement, les « méfaits » de Hegel sont aujourd’hui d’authentiques motifs de réhabilitation, et invitent à une lecture toute autre, entre les lignes, du grand dialecticien.

Par delà opéraïsme et post-opéraïsme. Entretien avec Gigi Roggero

Comment réinventer l’autonomie après des décennies de défaite et de contre-révolutions néolibérales ? C’est à cette lourde tâche que cet entretien, mené par Davide Gallo Lassere avec Gigi Roggero (militant et théoricien autonome en Italie), tente de répondre. Contre la réification des concepts issus de la tradition du mouvement ouvrier (spontanéité, organisation, gauche, droite, travail cognitif), Roggero propose une lecture à rebrousse-poil de l’opéraïsme originel. Pour retrouver le sens actuel de la composition de classe, de la co-recherche militante, il faut relire Tronti, Negri et Alquati notamment, pour saisir leur geste fondamental. Ce geste, il pourrait se résumer à la formule suivante : non pas attendre de récolter les fruits du développement historique, mais provoquer ruptures, bifurcations et clivages à chaque opportunité ouverte par les nouvelles figures de l’ouvrier et du capital. Cette préoccupation théorique urgente, l’enquête auprès de toutes les subjectivités qui puissent prendre part à l’offensive, constitue une dimension centrale des tâches militantes de l’époque, et à cet égard ce texte en est un brillant compendium : une synthèse riche et informée de ce que peut vouloir dire être militant autonome et organisé aujourd’hui.

La dissolution des marges : sur les romans napolitains d’Elena Ferrante

La tétralogie d’Elena Ferrante fait partie des plus grands succès littéraires étrangers de ces dernières années. En mêlant l’intimité du récit de vie de deux femmes dans la société napolitaine de l’après-guerre à la grande histoire politique italienne, elle a su donner une épaisseur au drame de la fin du XXe siècle. Sara Farris donne ici une lecture de la saga comme récit de la conscience malheureuse de l’intelligentsia soixantehuitarde. En retournant le diagnostic sombre d’Adorno sur la vie mutilée, Farris souligne les accents existentiels et politiques de l’écriture de Ferrante. Elle montre combien la littérature est en mesure de donner la parole aux désirs ambigus et aux fantasmes contradictoires qui nouent les subjectivités à leur époque. L’entremêlement des récits rend palpable le caractère irréductible de nos défaillances et de nos désenchantements dans la construction d’un avenir meilleur, et l’importance de la nostalgie dans l’imaginaire d’un futur utopique.

Arvatov, l’art pour transformer la vie quotidienne. Entretien avec John Roberts et Alexei Penzin

Si le succès de l’avant garde soviétique est notable dans la tradition culturelle occidentale, il faut compter un grand nombre de figures oubliées des courants constructivistes ou productivistes. Arvatov et son livre Art et production en est un exemple patent. Dans cet entretien avec Sophie Coudray, Alexei Penzin et John Roberts montrent la valeur et la place décisive d’Arvatov dans l’élaboration du projet productiviste en Russie soviétique : l’ambition d’une transformation totale de la vie quotidienne. Largement inspiré du proletkult, Arvatov considérait la séparation de l’art avec la pratique sociale comme une aliénation du capitalisme. Lui et ses camarades cherchaient à expérimenter des formes esthétiques dans les usines, non sans difficultés, à se tourner vers le design, ou encore des missions plus éducatives. Penzin et Roberts dessinent un tableau renversant des contributions soviétiques les plus méconnues, et font valoir à de nouveaux frais l’actualité de 1917, y compris pour le monde de l’art.

Mettez un Lénine dans votre philosophie du langage

En dehors d’une tradition assez congrue, l’œuvre philosophique de Lénine est loin d’avoir bonne presse. Elle est au mieux ignorée, au pire jugée grossière et dépourvue d’intérêt. À rebours de ces mises à l’amende philosophiques, Jean-Jacques Lecercle propose une lecture laudative des traits léniniens les plus « scandaleux ». Avec sa clarté habituelle, Lecercle souligne l’importance d’une intervention partisane en philosophie, combinant fermeté sur les principes et souplesse de lecture et d’interprétation. Il délimite les grandes thèses philosophiques de Lénine et se propose brillamment de les illustrer dans son propre domaine de compétence, la philosophie du langage. En quelques lignes, il indique en quoi le matérialisme dialectique importe pour sortir de l’impasse de la linguistique de Chomsky, ou encore pour dépasser Saussure. Il démontre par là la fécondité d’une œuvre léninienne qui est vraie parce qu’elle est partisane.