Philosophie et révolution. Althusser sans le théoricisme : entretien avec G. M. Goshgarian

Beaucoup n’ont retenu d’Althusser que deux images d’Épinal : celle d’un penseur abstrait attaché à une « Science » détachée des luttes de classes ou celle du « dernier Althusser » postmoderne voire mysticiste. Ce sont là des lecteurs pressés, comme nous le montre ici G. M. Goshgarian, spécialiste international de l’œuvre d’Althusser. Pour Goshgarian, les textes et leur chronologie y révèlent une constante : la centralité de la dictature du prolétariat. Ainsi, il faut relire tout ce corpus à l’aune des anni mirabiles de 1976-1978, celles où Althusser donne cohérence à une « nouvelle pratique de la philosophie » qui démasque les philosophies traditionnelles – philosophies d’État – et repense le marxisme comme « science de cette rencontre toujours aléatoire qu’est la lutte des classes ». Véritable tour d’horizon de la production althussérienne, cet entretien invite en outre à lire Être marxiste en philosophie, ouvrage inédit et majeur à paraître le 18 mars 2015.

Tendance Karl. Autour d’une tentative romanesque de Marx

Karl Marx a tenté, dans sa jeunesse, d’écrire un roman, intitulé Scorpion et Félix. Il est notoire que les tentatives littéraires de Marx étaient plutôt médiocres, mais ce morceau de roman est révélateur d’une tendance rarement évoquée chez l’auteur du Capital. De sa jeunesse à sa maturité, Marx a été fasciné par la référentialité littéraire, dont il a abreuvé ses œuvres théoriques. Proche du poète et chroniqueur de la gauche hégélienne Heinrich Heine, et bien qu’admirateur de Balzac, Marx est à mille lieues de cette passion exclusive pour le « réalisme » romanesque qu’on a voulu lui prêter. Dans cette introduction à Scorpion et Félix (inédit jusqu’en 1929), Gabriele Pedullà nous fait découvrir un Marx « qui – disons-le clairement – parmi les communistes [des années 1930] n’aurait pu plaire qu’à André Breton et aux surréalistes. »

Des subalternes au pouvoir. Autour de la vague progressiste en Amérique latine

Quelques décennies après l’explosion académique des « études subalternes », plusieurs États latino-américains ont vu l’ascension au pouvoir politique de forces issues des classes et couches subalternes. D’après Robert Cavooris, ces épisodes révolutionnaires ont révélé les limites profondes du paradigme subalterniste. En effet, les hypothèses de ces courants théoriques reposent sur une lecture dualiste entre « subalternes » et « élites », entre multitudes et État. Que se passe-t-il quand les subalternes s’emparent (au moins en partie) de l’État ? Pour mieux saisir ces processus, Cavooris oppose aux subalternistes l’apport théorique de Nicos Poulantzas. Comprendre ce que font les subalternes dans l’État, c’est comprendre comment et dans quelle mesure l’État est transformable, traversé par des contradictions, et comment les subalternes travaillent ce terrrain pour leur propre compte.

Technique et capitalisme : entretien avec Andrew Feenberg

La critique de la technique oppose souvent une technophilie béate et apolitique à une technophobie tendanciellement réactionnaire. Dans cet entretien, Andrew Feenberg propose de dépasser cette alternative inopérante. S’appuyant sur la « philosophie de la praxis » élaborée par Lukács, Marcuse et Adorno à la suite de Marx, il replace la « question de la technique » dans son contexte social et historique : c’est seulement du point de vue des luttes (luttes contre l’accès inégalitaire au savoir technique, contre ses effets néfastes sur la société ou pour un usage libre et collectif de ses possibilités), que peut s’élaborer une connaissance adéquate des systèmes techniques.

La politique de Straub-Huillet

Cinéastes, communistes révolutionnaires, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (décédée en 2006) combinent les paradoxes. Encensés par une critique exigeante, leurs films restent les moutons noirs d’un cinéma dit d’« auteur » et sont boudés par les circuits de distribution ; inscrit dans un héritage marxiste, leur travail a été plus volontiers discutée par Deleuze que par le « marxisme français ». Ces paradoxes sont le fruit d’un cinéma sans compromis, d’un militantisme explicite mais très loin des canons du « cinéma politique ». La politique de Straub-Huillet se joue dans une approche du cinéma, du travail sur les textes et les images, dans le refus de toute forme de « neutralité » artistique vis-à-vis du monde. Daniel Fairfax propose ici une introduction à leur œuvre, pour découvrir et redécouvrir un projet cinématographique combinant une poétique intransigeante avec une attention dialectique à l’espace et l’histoire.

Marxisme et féminisme, une dissonance épistémologique

On le sait, marxisme et féminisme se sont souvent affrontés dans le milieu militant. La prétention marxienne de considérer que l’histoire « se résume à l’histoire de lutte de classes » a semblé contradictoire avec les matériaux nouveaux qu’apportait la recherche féministe ainsi qu’avec les exigences portées par le mouvement. Ici, Abigail Bakan délimite certaines raisons à ce conflit : il s’agit en premier lieu de la résistance d’un marxisme arc-bouté sur une notion éthérée des classes, sur une lecture unilinéaire de l’histoire, ainsi que sur des routines militantes virilistes et anti-intellectualistes. Au-delà des grandes questions théoriques qui font débat, les analyses marxistes devront rompre avec les obstacles épistémologiques qui ont empêché l’émergence d’un marxisme authentiquement féministe.

Salaire, gentil miroir…

Marx, c’est bien connu, exposait les fantasmes et les illusions produites par la marchandise. Mais ces fantasmagories ne sont pas si irréelles. L’idéologie et la marchandise fonctionnent comme des trompe-l’oeil, des pièges visuels qui confondent, identifient et rapprochent des figures bien réelles : travailleur, objets, or, argent. Dans ce texte, qui relève autant de l’exercice de marxologie que de l’expérience littéraire, Jean-Pierre Lefebvre s’attache à explorer les métaphores du miroir, de la lumière et de l’optique, afin de relire le Capital comme une savante déconstruction du montage enchanteur qu’est l’économie.

La politique du style : entretien avec Daniel Hartley

En quoi la littérature est-elle politique ? Pour Dan Hartley, ce n’est ni au niveau des idées véhiculées par un texte, ni à celui des engagements proclamés d’un auteur, que l’on peut répondre à cette question, mais bien au niveau du style. La « politique du style » désigne alors la manière dont une œuvre transforme le langage, intervient dans les contradictions sociales qui y sont inscrites et déplace les cadres idéologiques au travers desquels nous vivons notre expérience quotidienne. À la suite de Raymond Williams, dont il expose ici certaines des thèses centrales, Dan Hartley redonne ainsi à la littérature la place qui lui revient dans l’élaboration de projets contre-hégémoniques collectifs.

La connaissance de la fête

De nos jours, nous ne sommes plus capables d’éprouver la fête. C’est le constat que dressait Furio Jesi en 1972 dans « Connaissance de la fête ». De Thomas Mann à Proust, la modernité semble frappée par l’impossibilité d’une expérience collective véritable. In fine, la fête ne peut être réellement approchée que par le regard de l’anthropologue vers « les autres », les « primitifs », les « archaïques ». Prisonnière d’un regard extérieur, la fête est coincée entre les rites pacifiques et leur dimension utopique, et les rites agressifs ou guerriers, entre la fête des communards insurgés et la fête ostentatoire de la bourgeoisie. Cette impossible expérience festive signale ainsi les coordonnées idéologiques de la modernité : la prégnance d’images de sociétés archaïques, anciennes ou exotiques comme substitut à une authentique expérience festive. Pour Jesi, résoudre cette contradiction est une tâche politique, détruire la société bourgeoise, s’avancer au-delà des limites de sa culture.

Pour une nouvelle historiographie marxiste. Entretien avec Jairus Banaji

Nombre de gardiens du temple du « matérialisme historique » considèrent que l’histoire humaine se résume à une succession d’étapes bien démarquées : esclavage, féodalisme, capitalisme. Pour ce marxisme canonisé, le capitalisme s’identifierait en outre au salariat – à une forme de travail « libre » – et exclurait les formes « archaïques » que sont l’esclavage ou le salariat bridé. Le travail de Jairus Banaji s’inscrit en faux contre ces lectures dogmatiques. Pour Banaji, les modes de production ne sont pas des mondes clos : le salariat a existé dans l’antiquité, et l’esclavage de plantation a permis l’essor du capitalisme. Une historiographie marxiste doit donner sa part à la richesse empirique des sociétés humaines et fournir des conceptualisations complexes sur les transitions historiques. Une telle démarche implique de repenser le travail d’hier à aujourd’hui, à envisager la pluralité irréductible des formes de travail qui constituent le prolétariat global. Jairus Banaji revient avec nous sur son cheminement intellectuel, de son histoire magistrale de l’antiquité tardive à ses textes d’intervention sur le fascisme en Inde.