Les images clivantes du Vietnam. Stratégies et tactiques cinématographiques

La guerre du Vietnam représente sans doute le conflit militaire le plus populairement représenté au cinéma. De Full Metal Jacket à Voyage au bout de l’enfer en passant par Apocalypse Now, il n’existe peut-être pas de guerre qui ait autant une place dans l’imaginaire cinématographique collectif. Prenant à contre-pied cette tradition dominante, Thomas Voltzenlogel en montre les impensés et débouche sur une critique plus générale de l’image cinématographique. En s’appuyant sur un corpus expérimental, Voltzenlogel donne à voir une autre tradition de production et de montage des images ; cette tradition refuse précisément l’envahissement par le cinéma d’une réalité barbare, dont l’envers serait nécessairement un envahissement du cinéma par la barbarie. Chez Farocki ou Álvarez, le film participe à la déconstruction de l’archive ayant prise sur l’imaginaire visuel d’une époque, et propose un autre découpage du temps et des figures. Dans ces usages, le cinéma se réinvente comme lieu hétérogène à l’entreprise générale de normalisation de l’horreur, ou à la fatalité de l’ordre économique et social dominant.

Race et communisme : entretien avec Evan Smith

Les liens entre antiracisme et mouvements d’inspiration marxiste et communiste en Grande-Bretagne ont de quoi surprendre l’observateur francophone. Il existe depuis les années 1970 des liens organiques entre black power, théorisation en terme de race relations et les intellectuels et militants communistes. Pour comprendre cette singularité, Evan Smith évoque dans cet interview la trajectoire du Parti communiste de Grande-Bretagne (CPGB) et son approche vis-à-vis des campagnes antiracistes. Des grandes confrontations antifascistes des années 1930 jusqu’à ses interventions plus prudentes des années 1970 au contact des organisations de travailleurs indiens ou caribéens, le CPGB n’a cessé d’être un point de référence pour l’ensemble de la gauche révolutionnaire dans leur recherche de nouvelles façons de penser la race et le racisme. Smith décrit aussi l’apport de nouvelles générations intellectuelles dans les années 1970, notamment Stuart Hall, qui ont refondé la pensée antiraciste à partir de Gramsci, Althusser et de l’eurocommunisme. C’est une belle esquisse des confrontations et des débats entre mouvements communistes et luttes immigrées autonomes, qui auraient notamment pu éviter aux mouvements sociaux de France leur longue indigence et leur retard considérable sur ces questions.

[Guide de lecture] Opéraïsmes

Parce qu’il a su relier l’exigence théorique et l’intervention pratique, l’autonomie des luttes et les perspectives stratégiques, l’opéraïsme fait aujourd’hui l’objet d’un vif intérêt dans différents secteurs de la gauche radicale. Pourtant, le faible nombre de traductions disponibles comme la richesse de cette tradition hétérodoxe du marxisme italien contribuent à en gêner l’appropriation créative. On réduit encore trop souvent l’opéraïsme à un courant homogène, que l’évocation de quelques grands noms (Mario Tronti, Toni Negri) ou l’invocation de quelques concepts clés (composition de classe, refus du travail) suffiraient à cerner. Par contraste, c’est à la diversité interne de l’expérience opéraïste qu’entendent ici rendre justice Julien Allavena et Davide Gallo Lassere. De la scission des Quaderni rossi aux débats que suscita l’émergence de nouvelles figures de la lutte des classes dans les années 1970, en passant par l’enquête ouvrière et la lecture de Marx, c’est une ligne de conduite intellectuelle et politique en perpétuel renouvellement qu’ils donnent à voir dans ce guide de lecture, qu’en complèteront bientôt deux autres consacrés à l’autonomie et au post-opéraïsme.

Marx et l’Amérique latine

Les bévues d’un auteur en disent parfois plus long que ses vues explicites. On sait ainsi que traitement réservé par Marx à l’Amérique latine fut pour le moins partiel. Le continent sud-américain n’apparaît dans ses textes que comme une frontière du monde européen et son incompréhension des mouvements populaires qui s’y déroulèrent au XIXe siècle n’a d’égal que le mépris que lui inspire la figure de Simón Bolívar. Faut-il alors interpréter ces bévues comme le signe d’une incapacité du matérialisme historique a traiter des sociétés extra-européennes, voire comme la preuve irréfutable de l’eurocentrisme marxien ? Pour José Aricó, ces interprétations courantes passent à côté de l’essentiel : le primat de la politique sur la théorie. C’est en effet la volonté de tracer une ligne de démarcation entre les mouvements qui favorisent, et ceux qui freinent l’émancipation, qui s’exprime jusque dans les préjugés dont Marx fait preuve à l’égard de l’Amérique latine. Prendre l’histoire à rebrousse poil, identifier les tendances qui peuvent en rompre la continuité et l’ouvrir sur l’avenir: voilà la seule méthode dont peut se prévaloir une politique matérialiste.

Déprovincialiser Marx

Sous le concept de « subsomption réelle », l’école de Francfort et l’opéraïsme ont popularisé l’idée selon laquelle le capital aurait dorénavant produit un monde à son image, dans lequel toutes les pratiques seraient soumises à la logique de la valeur d’échange. Pour Harry Harootunian, cette idée typique du « marxisme occidental » constitue aujourd’hui un lieu commun dont il est il est urgent d’interroger les origines et les présupposés. Elle apparaît en effet comme une reprise de l’image que les sociétés capitalistes ont voulu donner d’elles-mêmes à l’époque de la Guerre froide. Et elle repose sur une conception eurocentrique de l’histoire, dans laquelle la marchandisation totale de la vie apparaît comme un destin auquel tous les peuples doivent se soumettre. Contre ce mythe d’un capital devenu omnipotent, Harootunian propose de relancer l’enquête historique sur les différences de temporalités et les formes de subsomption hétérogènes qui co-existent au sein du capitalisme, afin d’élargir l’horizon des pistes qui s’offrent à son dépassement.

[Guide de lecture] Marxisme et cinéma

Le cinéma a été un lieu d’investissement constant pour les marxistes, depuis sa naissance au début du XXe siècle. Le cinéma a ceci de singulier qu’il est un véritable système de production, à ses origines extrêmement coûteux ; il a revêtu très rapidement le statut d’industrie artistique et culturelle. Tout au long de son histoire, les marxistes ont considéré le cinéma comme un puissant véhicule idéologique, structurellement marqué par la classe dominante du fait de ses conditions de production. En même temps, depuis l’émergence du cinéma soviétique, le cinéma a aussi été un terrain d’expérimentation théorique et esthétique pour penser une autre manière de fabriquer et de faire parler les images. Dans ce guide de lecture monumental, Daniel Fairfax propose à la fois de recenser 9 périodes de pensée marxiste sur le cinéma, mais aussi de donner à voir, pour chacun de ces moments, une série de films qui en sont représentatifs. Par là, Fairfax rend palpable le rapport constant entre théoriques et pratiques marxistes du cinéma.

[Guide de lecture] Marxisme et Amérique latine

Dans le courant des années 2000, l’Amérique Latine est devenue, ou redevenue, une référence obligée des débats dans la gauche radicale. La plupart du temps, ces débats se sont cependant focalisés, selon les affinités politiques de leurs protagonistes, sur le processus bolivarien ou le mouvement zapatiste. Par contraste, c’est à un élargissement temporel et spatial des termes de la discussion marxiste sur l’Amérique Latine que nous invite Jeffery R. Webber dans ce guide de lecture. Périodisant l’histoire longue des innovation théoriques et des expérimentations pratiques qu’a connu le continent sud-américain de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui, il propose un cartographie d’ensemble des « vents de la transformation et de la restauration » qui soufflent actuellement sur la région.

Action directe – Quelques éléments tactiques

L’héritage théorique d’Action directe semble avoir été enterré par la répression. Nous republions ici l’un des plus éloquents témoignages de l’élaboration d’AD, à travers un texte aujourd’hui introuvable, paru en 2001, qui fait le bilan de presque trois décennies de pratique révolutionnaire autonome, dont le spectre s’étend du maoïsme de la gauche prolétarienne jusqu’à l’opéraïsme, des luttes immigrées autonomes jusqu’aux fronts anti-impérialistes et pro-palestiniens. Alors tous les quatre incarcérés, ces anciens militants d’AD proposaient une analyse de classe de la période. Selon les auteurs, le capitalisme mondialisé a généralisé la condition prolétarienne ; le sujet révolutionnaire contemporain est désormais le prolétaire précaire de tous les continents ; le lieu décisif de l’action révolutionnaire n’est désormais plus l’État-nation, mais des « zones géostratégiques », tels que l’Europe ou le Moyen-Orient. La nouvelle période qui s’ouvre doit dès lors laisser place à une nouvelle forme d’organisation, le front révolutionnaire de classe, capable d’articuler comités de base, coordinations, détachements offensifs, et autres avant-gardes. Ce texte fait partie des chaînons manquants de la tradition marxiste autonome – il en restitue toute l’acuité stratégique.

Althusser et le meurtre d’Hélène Rytmann

Le meurtre d’Hélène Rytmann par Louis Althusser est une tragédie qui a trop longtemps été balayée d’un revers de main par la gauche althussérienne. L’apport de Rytmann dans la trajectoire du philosophe est honteusement ignoré. Le meurtre est entièrement mis sur le compte de la démence, et celle-ci ne fait l’objet d’aucune analyse attentive. Refusant cette posture de déni, Richard Seymour mobilise l’éthique de la psychanalyse pensée par Lacan pour relire le féminicide et l’inscrire dans un cas singulier. Loin de déresponsabiliser Althusser, la clinique s’avère être la seule approche à même de donner sens et gravité à un passage à l’acte, de pouvoir se déclarer coupable. Cette réflexion est aussi une leçon de chose sur la brutalité et l’aberration de la psychiatrisation du crime.

Gramsci géographe : entretien avec Stefan Kipfer

Dans cet entretien, Stefan Kipfer réalise un tour de force. Non content d’avoir proposé un agenda profondément novateur en géographie critique, en associant Fanon et Lefebvre, Kipfer s’attaque cette fois à Gramsci. Prenant le contre-pied de la focalisation temporelle de Gramsci, autour du concept d’historicisme, le géographe montre l’immense potentiel que le philosophe communiste recèle pour penser l’espace. Jonglant brillamment avec les études gramsciennes sur la question méridionale, sur l’impact de l’urbain ou du rural dans le développement du fascisme, Kipfer n’oublie pas non plus d’aborder toute la littérature secondaire qui a permis de tirer de précieux enseignements sur Gramsci et la postcolonialité, la race et le nationalisme. De ce fait, Kipfer apporte un éclairage particulièrement neuf sur des sujets aussi divers que la géographie populiste de Christophe Guilluy, les révolutions arabes de 2011, la racialisation dans la périphérie de l’Europe, le sociologue islamique médiéval Ibn Khaldoun ou encore le rapport Orient-Occident. L’hégémonie ne s’avère pas seulement être une hypothèse parmi d’autres de l’histoire intellectuelle progressiste : il représente sans aucun doute l’un des agendas les plus féconds pour le subalternes aujourd’hui.