[Guide de lecture] Althussérisme

Le cercle restreint autour d’Althusser est trop souvent présenté comme un simple appendice de la pensée du philosophe. À l’inverse, quand des « althussériens » majeurs ont suivi leur propre parcours intellectuel, leur lien à l’althussérisme a été plus ou moins distendu, que l’on pense à Balibar, Badiou ou Rancière. Par ailleurs, au-delà du premier cercle, l’althussérisme a eu un impact bien plus diffus. Panagiotis Sotiris fournit ici quelques clés de lecture pour rendre plus palpable le programme de recherche de l’althussérisme. Celui-ci tient en deux exigences : inventer une nouvelle pratique de la politique et un matérialisme de la rencontre. Entre théorie sociale, épistémologie, théorie du discours et économie politique, l’althussérisme est une perspective qui donne toute son ampleur à la conjoncture, au primat de la lutte des classes et de la stratégie, aux situations aléatoires et à la contingence des rapports de force.

Représenter Octobre : entretien avec China Miéville

À l’occasion du centenaire de la révolution russe, China Miéville, romancier de fantasy et science-fiction de renommée internationale, s’est donné la tâche de restituer l’expérience de 1917 à travers un récit. Défiant la leçon de Fredric Jameson selon laquelle une révolution est irreprésentable, Miéville a tenté de donner toute son épaisseur à la complexité et à la contingence de l’événement révolutionnaire. En anticipant la sortie d’Octobre en français à l’automne 2017, Période a réalisé un entretien avec l’auteur. Miéville esquisse les traits marquants de son approche : le fait d’avoir donné toute son ampleur aux dimensions spatiales de la révolution, de décrire l’insurrection à Petrograd comme une révolution urbaine, d’essayer de suggérer une appréhension plus vivante des dirigeants bolchéviks ou sociaux-démocrates. Il s’avère qu’une traversée littéraire de la révolution est à même de donner à penser sur le plan stratégique, car elle nous fait vivre l’éclosion de subjectivités, l’émergence d’un agencement collectif qui lie les masses, la situation politique et sociale, les villes et ses boulevards, et les villages les plus reculés de l’empire russe.

Primat de la lutte : les passions joyeuses de Frédéric Lordon

Critique incontournable de l’ordre établi, figure centrale de « Nuit Debout », Frédéric Lordon incarne une trajectoire singulière à gauche de la gauche. Si ses interventions sur l’euro ou le protectionnisme sont sans doute sa contribution la plus connue, il existe un fil rouge qui relie son analyse de l’instabilité intrinsèque du capitalisme financier à sa lecture du salariat et de l’État : le structuralisme des passions. Menant une véritable enquête intellectuelle, Alberto Toscano retrace toutes les implications de la théorie sociale des affects proposée par Lordon dont les échos résonnent jusqu’à Maurizio Lazzarato, Toni Negri ou encore Jason Read. Moins spéculatif toutefois que ses contemporains, Lordon a dû d’abord s’intéresser à la dynamique passionnelle pour décrire le comportement des megacorp capitalistes. Toscano montre comment les thèmes du conatus, de la capture affective, font l’objet d’une anthropologie de plus en plus générale et ramifiée de la domination. Il en propose une critique immanente, attentive aux tensions et aux points aveugles au sein de l’oeuvre de Lordon, mais aussi au fait que ces contradictions sont inévitables dans une période marquée par la contre-révolution néolibérale et la renaissance d’une hypothèse émancipatrice globale.

[Guide de lecture] Althusser : mode d’emploi

L’oeuvre d’Althusser n’a pas souffert d’être tombée aux oubliettes ou d’avoir été ignorée : elle a pâti du contraire, d’être une pensée « bien connue ». Or comme le disait Hegel, « ce qui est bien connu est en général, pour cette raison qu’il est bien connu, non connu ». Tout le monde croît avoir compris Althusser sans l’avoir lu, si bien que le philosophe français représente soit l’épouvantail d’un marxisme froid et scientiste, soit un monument embarrassant de la pensée des années 1960. Pour les militants, il semble souvent incongru qu’on prête encore attention à une figure si controversée et si canonisée à la fois. Face à cette confusion, Panagiotis Sotiris, militant revendiqué du courant « althussérien » de la gauche grecque, propose un véritable mode d’emploi pour pénétrer le travail d’Althusser. Éclairant les différents aspects de sa pensée, il en détaille principalement trois « moments » : une redéfinition de la pratique marxiste de la philosophie, un renouveau profond de la pensée de l’idéologie et, last but not least, une refonte stratégique du mouvement communiste, mettant l’accent sur la dictature du prolétariat et la nécessité de travailler à une politique à distance de l’État.

Lénine au-delà de Lénine

Dans la première de ses 33 Leçons sur Lénine, prononcées en 1972-1973, Negri se confronte au léninisme dans la période qui précède de peu la dissolution de Potere Operaio dans « l’aire de l’autonomie » et avant l’affirmation définitive de l’avènement de la figure de l’ouvrier-social. Un grand nombre des thèses centrales de la pensée opéraïste sont ici explicitées : l’articulation composition technique/politique de la classe, la centralité ouvrière dans le développement du capital, la discontinuité et la matérialité de la classe. Mais c’est surtout un rapport original à Lénine qui est déployé. Negri se revendique d’un « léninisme de méthode » dans la lignée de Lukács. Il s’agit néanmoins de rompre avec toute fétichisation de Lénine qui viserait à importer dans le temps présent le contenu effectif de la politique léniniste, à savoir les modalités organisationnelles, les choix tactiques ou encore le rapport entre le parti et la classe. La vérité de Lénine n’est pas intemporelle mais correspond à l’adéquation de sa politique à la composition historiquement située de la classe dont il a assumé la direction. Restituer à Lénine sa grandeur c’est remettre cette grandeur à sa place, derrière nous, dans la Russie de 1917 : Lénine au-delà de Lénine…

Politiques d’Italo Calvino. Le marxisme singulier des Leçons américaines

Italo Calvino est un auteur mondialement connu du XXe siècle. Pour beaucoup, il est avant tout une figure combinant écriture ludique, exercices oulipiens et fabulation existentielle. Dans cet article, Gabriele Pedullà montre que l’engagement communiste et l’environnement intellectuel marxiste de Calvino ont considérablement marqué son écriture. L’ouvrage posthume Les Leçons américaines est un texte de théorie littéraire qui, à ce titre, condense les diverses préoccupations du romancier. C’est un ouvrage aride, composé à partir de couples de notions, selon un principe qui fait largement écho à l’oeuvre des structuralistes (Barthes, Levi-Strauss). S’en tenir là, ce serait oublier que Calvino est un intellectuel formé et rompu à la dialectique de Croce et Gramsci. Pedullà démontre bien que Calvino faisait ici une tentative de repenser la dialectique, non plus comme une logique universelle à même de surmonter tout conflit, mais justement comme une méthode pour débusquer les oppositions, les contradictions qui travaillent un réel pourtant saturé par le triomphe de l’homogène et du consensus. Ainsi, les Leçons américaines s’avèrent être un manuel de survie littéraire à l’heure du néolibéralisme victorieux.

Ford et Kollontaï

Au XXe siècle, l’oppression des femmes a trouvé dans la banlieue pavillonnaire son allégorie et son espace de prédilection. Alors qu’en Union Soviétique, Kollontaï lutte pour libérer les femmes du travail domestique, aux États-Unis, Ford invente le modèle économique qui les enferme dans le statut de consommatrice et de gestionnaire avisée du foyer. À travers la généalogie de cet enfermement, c’est l’histoire longue des luttes pour la socialisation du travail domestique que met au jour Dolores Hayden.

[Guide de lecture] Le marxisme écologique

L’actualité de la crise climatique, la montée en puissance des mouvements écologistes, antinucléaires, contre les grands projets inutiles, ont rendu saillante la nécessité d’élaborer un marxisme qui prenne le mesure des enjeux environnementaux. S’il existe quelques travaux de ce type en langue française et si l’écosocialisme a aujourd’hui droit de cité dans le débat militant, l’espace francophone n’a pas la diversité qui existe à ce sujet dans le monde anglophone. Des débats et polémiques virulentes s’y déroulent, sur le rapport entre société et nature, sur l’avenir des énergies fossiles dans le capitalisme ou encore sur les racines environnementales des crises. Éminent représentant du marxisme écologique, Andreas Malm dresse ici un tableau très complet de la richesse de la discussion marxiste sur l’environnement, la nature et le climat. De l’écomarxologie à l’écoféminisme marxiste, en passant par la biologie marxiste ou la théorie des systèmes-mondes, le marxisme écologique est aujourd’hui une figure majeure des débats contemporains.

Panafricanisme et lutte des classes

Le panafricanisme, l’idée d’une nation africaine, est le plus souvent rangée parmi les vieilleries de l’ère des décolonisations. Adossée à des régimes autoritaires, cette proposition est envisagée comme un accessoire idéologique des régimes néocoloniaux. Dans ce texte de 1975, le grand dirigeant marxiste panafricain Walter Rodney proposait précisément une critique interne du panafricanisme, sur sa gauche. En préparation du VIe Congrès panafricain, Rodney dénonce la récupération folklorique de la nation africaine, et s’insurge contre toutes les trahisons des pays nouvellement indépendants du continent​, tant sur le plan de leur politique migratoire que militaire. Il propose ainsi de reconstruire la stratégie de la nation africaine sur une base radicale, internationaliste, révolutionnaire.

« Vous qui bâtissez Sion dans le sang, Et Jérusalem dans l’injustice »

Où en est Israël aujourd’hui ? Comment comprendre les gesticulations diplomatiques autour du spectre d’un « État palestinien » ? Où va la lutte pour la libération de la Palestine ? Pour répondre à ces questions, l’illustre historien marxiste Perry Anderson brosse un tableau complet de la politique israélienne depuis les accords d’Oslo. Dénonçant ces accords comme une reddition sans principes, il tire aussi le fil des péripéties qui ont mené la direction palestinienne où elle en est aujourd’hui, au sein d’une Autorité palestinienne dont la mission essentielle est de collaborer avec l’occupant. De l’économie politique du sionisme à la campagne BDS, Anderson décrit un État hébreu aux abois, aujourd’hui plus puissant que jamais au Moyen-Orient, mais fragilisé par un besoin de maintenir sa légitimité auprès des grandes puissances. Dans ce contexte, le débat autour de la solution à deux États ou un seul n’est pas simplement académique. Anderson conclut de façon fracassante que la priorité du mouvement palestinien doit être aujourd’hui de dissoudre l’Autorité palestinienne, boycotter le parlement israélien et adopter la solution à un seul État, c’est-à-dire rien moins qu’une troisième intifada.